A la frontière de l’état du Nevada, quelque part à l’Ouest. Des étendues désertiques brûlées de soleil, une pauvre végétation de buissons épineux et de cactus. La route s’étire telle un cordon noir jusqu’à l’horizon barré par les montagnes, et dans la chaleur étouffante de cet après-midi d’été, l’air dessine à perte de vue ses mirages flottants. En retrait de la route, une pauvre maison d’adobe ombragée par trois pins squelettiques. D’un mouvement de zoom continu, la caméra s’approche de la véranda, grimpe les quelques marches, nous entraîne à la découverte de ce qui attire notre curiosité, un grincement alternatif et régulier, comme un bruit de lames de parquet. C’est un rocking chair duquel émerge une paire de bottes. On distingue maintenant le chapeau de l’individu et les volutes de fumées qui montent d’un cigare qu’il paraît fumer voluptueusement.
Hmm.
Ouais ?
Bonjour. Je pensais... Je... enfin voilà, avec cette chaleur, j’ai un petit problème avec ma voiture.
T’as quèqu’chose à boire ?
J’ai de la bière fraîche dans le coffre.
Alors reste pas planté là, va la chercher.
Changement de plan, nous découvrons maintenant le visiteur redescendant les marches. C’est un individu un peu corpulent, la quarantaine, le cheveu rare, qui évente son visage ruisselant de sueur de son chapeau à larges bords. Il est vêtu d’un jean, d’une chemise à gros carreaux. Il est bientôt rejoint par le chien de la maison, un bâtard efflanqué au pelage fauve. La voiture est garée assez loin, l’homme marche avec lenteur, accompagné d’une musique qui ajoute à la pesanteur palpable de l‘air, rythmée par le staccato de la queue du chien qui espère manifestement lui aussi quelque douceur. A l’approche de la voiture, on entend sonner un téléphone. L’homme hâte le pas, se penche sur le cabriolet décapoté, attrape le téléphone dans la boîte à gants, décroche, émet quelques grognements
Non, ce soir, ça n’est pas possible...
Je te répète que non...
C’est ça, à demain.
Et raccroche visiblement fâché.
Nouveau plan : les deux hommes sont attablés dans un intérieur obscur et très sommairement meublé. Le pack de bières posé sur la table est déjà bien entamé. La caméra contourne la table pour venir serrer en plan rapproché le visage du visiteur. On sent qu’elle cherche à nous faire deviner ses états d’âme alors que l’hôte s’est lancé dans un récit picaresque aussi ennuyeux qu’interminable où il est question, d’après ce qu’on peut en saisir de querelles avec la police, d’actrice de cinéma, de bétail échappé du train et d’autres choses sans importance. Les traces de crispation qu’on avait pu voir tout à l’heure ont disparu. L’homme est détendu, et sans doute à cause de la bière, paraît avoir du mal à résister au sommeil. Il est de toutes façons à 100 lieues de la conversation. L’œil de la caméra se brouille, et se remet au point sur la pelouse impeccable d’une résidence d’un quartier aisé de quelque grosse ville de la côte Ouest. La voiture du visiteur sort du garage (portail motorisé). Elle est conduite par une femme aux cheveux blonds défaits qui fait un geste de la main à son mari (notre homme) occupé à passer la tondeuse.
A tout à l’heure, Robie
Elle s’engage sur la rue, nous la suivons le long du quartier aux contre-allées arborées et engazonnées qui donnent l’impression d’un havre de paix et de revenus mensuels confortables. Nous la retrouvons plus loin au cœur de la circulation du centre ville, manœuvrant pour arriver à se stationner. Elle s’extrait avec beaucoup de grâce et d’aisance du cabriolet, claque négligemment la portière, redresse sa chevelure en se mirant dans les glaces d’un abri bus. Elle disparaît dans la porte vitrée d’un immeuble à quelques pas de là.
Retour brutal à la cahute du Nevada, comme si l’homme venait de se surprendre à s’être assoupi.
Dites, ma voiture, vous voulez pas qu’on aille y jeter un coup d’œil ?
Ah, oui, fiston, pardonne-moi, je suis affreusement bavard. Allons y.
L’habitant des lieux se lève. Il est grand, maigre, d’un âge indéfinissable, plutôt usé qu’âgé, il semble flotter dans ses pauvres vêtements élimés. Il se saisit d’une caisse à outils avant de passer la porte.
Dans le plan suivant, les deux hommes sont penchés sur le moteur, le capot ouvert nous les cache à moitié.
C’est pas grand chose, t’as une durite qu’est fissurée.
Vous allez pouvoir m’arranger ça ?
Ouais, c’est bon, j’ai de la ficelle, mais y m’faudrait quèqu’chose pour colmater la fissure. Voyons, t’aurais pas un bout d’chewing gum ?
Oh, si, si, je dois avoir ça, ma femme en laisse tout le temps traîner dans la voiture.
Robie se détache du moteur, entre dans la voiture côté chauffeur, se penche , fouille la boîte à gants, se penche un peu plus et lance sa main à tâtons sous le siège. Son visage s’éclaire et puis tout soudainement marque de la surprise. La main tâtonne encore et ressort tenant entre le pouce et l’index deux tablettes de chewing gum qui dessinent le V de victoire, et aussi une culotte de dentelle noire.
Une musique sirupeuse monte crescendo pendant qu’un fondu enchaîné nous présente deux portes d’ascenseur qui s’ouvrent. Un homme et la femme s’y engouffrent. La musique devient syncopée, haletante. La caméra suit les mains de l’homme qui, fébriles, s’attaquent aux boutons du chemisier, glissent sur la peau et remontent emprisonner un sein, alors que celles de la femme fourragent dans les cheveux de l’homme, que les ongles vernis de rouge se plantent dans sa nuque. Le sifflement de l’ascenseur qui va s’arrêter provoque une rupture, et des gestes tout aussi fébriles redonnent à l’homme et à la femme un semblant de tenue décente. Nous les suivons volant plutôt que marchant vers le cabriolet, roulant les cheveux au vent sur une route qui longe la plage. La voiture s’engage doucement au milieu des dunes et s’immobilise. La caméra est en légère contre-plongée, si bien que ce qui est donné à voir, ce sont des bras qui s’agitent, des jambes qui émergent, des vêtements qui volent sur une musique en allegro plein de fantaisie.
Fondu enchaîné, la main tenant les deux tablettes de chewing gum et la culotte de dentelle réapparaît, en même temps qu’un texte s’incruste sur l’écran :
HOLLYWOOD CHEWING GUM.
On ne rumine pas que des échecs