Le radio-réveil se déclencha. Six heures du matin. Armand ouvrit les yeux, et mit quelques secondes à balayer les brumes qui emplissaient son esprit. Certains matins, la tâche était ardue.
Il tendit le bras et posa une main maladroite sur l’appareil qui le ramenait dans la réalité. Les « Blues brothers » n’eurent pas le temps de finir leur refrain « Everybody needs somebody to love ».
Armand s’étira doucement. Il y avait une magnifique créature dans son rêve ; il en était encore tout retourné. Cette femme, à la beauté incomparable, venait hanter ses nuits depuis des années. Il se retourna et vérifia qu’elle l’avait bien suivi dans le monde réel.
A la lueur de l’horloge digitale, il contempla les formes voluptueuses de la créature en question.
Il caressa la hanche droite, recouverte par une nuisette en satin et perçut la chaleur de son corps. Ses longs cheveux ruisselaient sur l’oreiller et dégageaient un délicat parfum de miel et de vanille.
Armand se redressa, l’embrassa tendrement dans le cou en faisant bien attention de ne pas la réveiller. Il fut rempli d’une joie sauvage sans nom.
Il quitta la chambre sans bruit et ne put s’empêcher de pénétrer dans celle de sa fille, Morgane, qui était aussi belle que sa mère.
Il la contempla durant quelques secondes, lui fit un baiser sur le front et sortit de la pièce, comme il y était entré : sur la pointe des pieds.
Il descendit l’escalier qui menait au salon, traversa celui-ci et déboucha dans la cuisine.
Le néon fit un bruit étrange en s’allumant.
Armand mit le grille-pain en fonction et appuya sur le bouton « marche » de la cafetière ; elle ronronna fébrilement. Il eut un petit sourire de satisfaction ; c’était son truc à lui.
Pour gagner du temps, il préparait la cafetière la veille et il était très content le matin de n’avoir qu’à basculer le petit interrupteur rouge.
Il déjeuna comme à son habitude en pyjama ; il évitait ainsi tout accident.
La pendule accrochée au dessus du réfrigérateur affichait six heures et vingt minutes.
Il était temps de s’activer. Armand fit sa petite vaisselle, nettoya la table et monta dans la salle de bain afin de se préparer.
Trois quarts d’heure plus tard, il était sous son parapluie, rue de la République ; barboter ne l’amusait guère, mais il n’avait pas le choix.
Sa femme, Florence, avait besoin de la voiture et il n’était pas très loin de la gare.
La pluie ne cessait de s’abattre, compacte et dru, à tel point que les caniveaux débordèrent.
L’eau commençait à recouvrir la chaussée.
Armand pressa le pas. Son train partait à sept heures et demie. Il consulta sa montre, une belle « Festina » que Florence et Morgane lui avaient offerte un mois auparavant pour ses trente ans.
Son cadran, argent et bleu abysse ne cessait de le fasciner.
Il ne serait pas en retard ; il lui restait quinze minutes et la gare était en vue. Il changea sa sacoche de main, ferma comme il le put son parapluie et s’engagea dans un passage couvert qui menait au hall principal de l’édifice ferroviaire.
De multiples odeurs flottaient à cet endroit : café, croissant, parfums masculins et féminins, transpiration, moisissure, et bien d’autres…
Armand eut même droit à celle de l’urine lorsqu’il emprunta le souterrain qui menait à la voie numéro trois.
En débouchant du tunnel, il composta son billet.
Un haut-parleur grésilla et annonça l’arrivée imminente du « TGV » en destination de Bordeaux.
Il y eut subitement beaucoup de monde sur le quai. Armand fut pris d’une crise d’angoisse : son cœur semblait être enserré dans un étau. Son estomac se noua.
Une fois de plus, il ne reverrait sa femme et sa fille qu’en coup de vent à son retour. Elles lui manquaient terriblement.
Il partait pour une formation « management » à Paris.
Ce genre de formation était plutôt rare. Habituellement, il rejoignait son lieu de travail vers les huit heures et le quittait vers les vingt heures, lorsque tout allait bien. Il lui arrivait de rester jusqu’à deux heures du matin ou de reprendre en pleine nuit à quatre heures en période de forte activité ; et il en avait connu pas mal de périodes intenses.
Le « TGV » entra en gare et s’immobilisa en quelques secondes. Armand chercha le wagon douze et se dirigea vers l’entrée de celui-ci.
Il monta dans le train et partit à la quête de sa place. Il n’y avait que trois passagers.
Le siège cinquante-six était côté fenêtre ; Armand fut soulagé.
Il rangea sa sacoche et son parapluie en hauteur dans un caisson prévu à cet effet, retira son imperméable et s’installa dans le fauteuil recouvert de velours émeraude.
Il fit bouger ses orteils dans les chaussures en cuir qui avaient pris l’eau ; la sensation était désagréable.
Une fois que son imperméable fut roulé en boule et glissé dans le filet élastique sous son siège, il se replongea dans ses réflexions.
Son jour de repos était le jeudi ; Morgane avait école ce jour là, et Florence travaillait jusqu’à dix-huit heures, si bien qu’ils n’étaient réunis que le dimanche.
Et le dimanche, il avait souvent du boulot à terminer à la maison ; et rien à faire, il connaissait le discours de sa direction au sujet de la masse de travail qu’il devait abattre.
Il avait signé un contrat et était cadre ; il avait donc des responsabilités, une équipe à gérer, des clients à satisfaire « coûte que coûte », des comptes à rendre à ses supérieurs et surtout pas d’horaire.
Il appartenait corps et âme à cette multinationale depuis plus de cinq ans ; l’âge de Morgane.
Et s’il acceptait encore de faire des semaines à soixante heures, de supporter la pression et de la mettre à certains salariés pour leur rendre la vie impossible afin qu’ils démissionnent (parce que des actionnaires ne se faisaient pas assez d’argent et qu’ils lui demandaient d’épurer sa masse salariale de façon inhumaine pour renflouer leurs comptes à l’étranger), c’était parce qu’il avait besoin des mille trois cents euros qu’il touchait par mois pour boucler le budget et rendre sa petite famille heureuse.
Florence voulait un deuxième enfant. Armand hésitait. Il avait du mal à tenir le rythme et voulait avant tout retrouver un équilibre dans sa vie, en passant plus de temps avec ses deux petites femmes. Il souhaitait voir grandir Morgane ; être présent.
Il évoluait dans un milieu où la vie familiale et privée n’intéressait personne. Armand eut de nouveau une boule au ventre. Les seules choses qui animaient et faisaient vibrer ses collègues du corps d’encadrement et ses supérieurs, presque tous célibataires ou divorcés, étaient le chiffre d’affaires, la marge et la masse salariale ; et lui était là pour maintenir l’équilibre entre ces trois indicateurs.
Un métier difficile, stressant, usant et plutôt mal payé ; mais ils avaient un crédit et la vie n’était pas facile.
Un coup de coude le fit sortir de sa torpeur.
Armand se retourna.
- Oh ! Pardon…je m’installe et ne vous embêterai plus.
L’homme qui prenait place derrière lui, esquissa un sourire. Il passa une main dans ses cheveux coupés courts. A en juger par son sac kaki qui pendait du caisson de rangement, car trop grand pour y entrer, il s’agissait d’un militaire.
Armand lui rendit son sourire.
Il baissa la tablette qui lui faisait face, récupéra son portable dans son imperméable humide et le posa dans le porte gobelet.
Il l’alluma ; aucun message. Jetant un coup d’œil à l’extérieur, il s’aperçut qu’il avait été un des premiers à s’installer dans le « TGV ».
Sur le quai, les gens faisaient leurs adieux ou fumaient.
Il y avait des dizaines de bagages et toutes les couleurs étaient présentes ; on aurait dit d’immenses grappes de valises colorées.
Une vieille dame prit place à côté des portes automatiques qui donnaient dans le sas entre le wagon onze et douze.
Elle avait des cheveux blancs et ressemblait à la grand-mère idéale. Armand n’avait pas connu ses grands-parents et en avait beaucoup souffert. C’était les publicités qui l’avaient aidé à se faire une image de la grand-mère idéale : une physionomie douce, des cheveux blancs bouclés, de jolies rides qui illuminaient le visage à chaque sourire et des yeux qui pétillaient d’amour pour ses enfants et ses petits enfants.
Armand remarqua qu’elle portait un très joli gilet qui provenait certainement de Bretagne.
Il n’en était pas sûr, mais il crut apercevoir un petit motif ressemblant à un « triskèle » brodé sur la poitrine.
Le wagon se remplissait. Petit à petit, chacun trouvait sa place.
Armand fixa le fauteuil libre sur sa gauche et se demanda quelle sorte d’individu allait bien pouvoir s’installer d’un moment à l’autre à ses côtés.
Il observa que ce genre de détail le rendait nerveux. C’était idiot ; il s’efforça de ne plus y prêter attention. Après tout, n’importe qui avait le droit de voyager en train et il devait se montrer plus tolérant vis-à-vis des autres.
Un jeune homme s’approcha de sa rangée de sièges.
Celui-ci portait des écouteurs sur les oreilles ; des écouteurs plus gros que des moitiés de pamplemousse.
Il avait une tignasse hirsute. Armand ne savait pas si c’était dû à du gel ou à de la crasse mais certaines mèches tenaient debout comme électrifiées. Sur son t-shirt tâché, s’entrelaçaient des inscriptions ésotériques qu’Armand ne put comprendre.
Il tenait un sac à dos déchiré, couvert des mêmes signes bizarres et de quelques mots à moitié effacés.
Armand aurait juré qu’il s’était noirci le contour des yeux. Il s’agrippa à l’accoudoir et le fixa.
-
et il se mit à rire la bouche ouverte, découvrant des dents jaunes et pourries, carrément de travers.
Armand nota que l’individu devait trop regarder la télévision, car il avait des lettres tatouées sur les phalanges, et ce sur les deux mains. On pouvait lire « love » sur la main droite et « hate » sur la main gauche. Ses ongles étaient répugnants. Il dégageait une odeur de fumet ; la même subtilité que celle du lapin pendu dans une cave depuis deux ou trois semaines.
Le nouveau venu leva l’accoudoir et s’affala à côté d’Armand.
Il glissa la main dans la poche de son pantalon délavé et aussitôt, une musique très brutale se fit entendre.
Beaucoup de percussions, des guitares aux sons saturés et lourds, une basse endiablée, des cris plus que des chants, bref, un tintamarre qui malgré les écouteurs, n’épargna personne.
Quelques passagers se retournèrent. Le militaire, derrière Armand, se redressa en marmonnant :
- Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
Armand jura tout bas. Le trajet ne serait pas de tout repos et promettait même d’être insupportable.
Il prit une grande inspiration et se mit à relativiser les choses ; ce n’était pas son jour ; voilà tout.
Un homme mûr en costard cravate, placé à quelques mètres derrière le jeune homme en transe qui secouait la tête les yeux fermés, enleva ses lunettes et fit la grimace ; il travaillait sur un ordinateur portable. Il déposa celui-ci sur sa tablette, se leva et s’approcha du drôle de spécimen.
- Pourriez-vous baisser le volume, s’il vous plait ? demanda-t-il, d’un air énervé.
C’est à ce moment qu’une jeune femme en tailleur rouge apparut.
Elle portait une valise à roulette et une sacoche semblable à celle d’Armand. Ses lèvres pleines vermillon captivaient l’attention. Elle lâcha la valise qui tomba à ses pieds et son regard profond s’attarda sur les numéros inscrits en dessous du mobilier porte-bagages.
L’homme en costard se recula. Il la considéra un instant, oubliant la raison de sa présence au milieu du petit couloir de circulation.
Armand n’aimait guère sa façon de faire ; d’ailleurs il n’avait jamais supporté que des hommes puissent regarder sa femme de la sorte.
Il trouvait l’attitude si grossière et mal élevée.
Celui-ci la détailla en quelques secondes :
Il admira les chaussures à talon, remonta le long des belles jambes galbées que les bas nylons faisaient légèrement briller, s’attarda sur les fesses et les hanches, enserrées dans une jupe fendue et saillante, examina les magnifiques seins qui apparaissaient, étroitement rapprochés dans l’échancrure de sa veste habillée : ceux-ci, soutenus par un balconnet à dentelle, semblaient frémir par instant. Puis il la dévisagea et finit par la saluer stupidement :
- Bonjour ! bava-t-il.
La jeune femme, sans lui adresser un regard, répondit machinalement en lui renvoyant son bonjour. Puis elle tira sur un des écouteurs en forme de pamplemousse et déclara :
- Je pense que vous vous êtes trompés de place !
Elle mit alors son billet devant les yeux étonnés du jeune homme, tout en montrant de son joli doigt vernis le numéro à quelques centimètres au dessus de sa tête.
- Y’a des places ailleurs décréta-t-il avec un petit sourire narquois.
- Vous n’avez qu’à vous installer autre part, c’est tout !
Armand allait se mêler de ce qui ne le regardait pas, quand, au même instant, un appel micro annonça le départ du train. Un contrôleur pénétra dans leur wagon et commença à vérifier les billets.
Il débuta par la grand-mère idéale.
Pris de panique, le voisin d’Armand fit glisser ses écouteurs autour du cou, sauta sur ses deux pieds, jeta son sac sur l’épaule et s’élança dans la direction opposée à celle du fonctionnaire en lançant d’une voix mauvaise :
- C’est bon, elle est à vous !
Armand remarqua que l’homme à l’ordinateur avait repris sa place et faisait semblant de travailler.
La jeune femme rangea ses affaires, frotta le velours du siège du revers de sa main avant de s’asseoir.
Une fois installée, elle se tourna vers Armand :
- Bonjour et merci pour tout à l’heure.
- Bonjour, répondit-il, embarrassé. Il n’avait rien fait et ne comprenait pas pourquoi elle le remerciait. La gêne devait se lire sur son visage car elle se mit à sourire et continua :
- Vous étiez prêt à intervenir, je l’ai bien remarqué ; vous avez un visage très expressif.
- Oui, je l’aurais fait au vu de la situation, reconnu Armand.
L’agent de la « SNCF » arriva à leur hauteur et vérifia leurs titres de transport.
Le train prit vie subitement.
Les portes extérieures se verrouillèrent automatiquement. Il y eut quelques secousses et le monstre d’acier s’élança. Progressivement, il accéléra et gagna en vitesse, jusqu’à atteindre son régime de croisière.
Armand éteignit son portable, tout en le laissant sur la tablette et essaya de ne penser à rien.
Il regarda le paysage défiler avec une sensation étrange : celle de ne pas maîtriser sa vie.
Il avait des peurs ; peur de perdre ce qu’il avait de plus cher : sa femme et sa fille ; peur de ne pas être à la hauteur et de ne pouvoir leur donner le bonheur qu’elles méritaient.
Un parfum raffiné lui parvînt.
La jeune femme, qui était maintenant plongée dans des magazines typiquement féminins, portait une arme de séduction secrète.
Armand dut reconnaître que le choix était parfait. Les effluves qu’exhalait son corps étaient envoûtantes.
Il s’agissait d’un mélange délicat : arômes sucrés et fleuris, légèrement poivrés avec une touche inconnue qui donnait toute sa fraîcheur au parfum.
A chaque page tournée, c’était une nouvelle bouffée qui venait séduire tous les passagers à sa portée ; et en toute insouciance, elle soulevait les feuilles de papier glacé.
Armand croisa les bras et se laissa aller ; il ferma les yeux et réussit à s’assoupir.
Lorsqu’il les ouvrit à nouveau, il s’aperçut qu’il avait dormi presque trois quarts d’heure. Bordeaux n’était plus très loin. Il se redressa et remarqua que la jeune femme avait remplacé ses magazines par un ordinateur.
Sur celui-ci, en haut à gauche, on pouvait lire en lettres noires sur un autocollant blanc : « Alice Orstand ».
Alice ; ce prénom lui allait bien. Elle était entrain de consulter des chiffres.
Elle cliqua sur une icône ; des noms et des titres apparurent alors.
Voyant que cela intéressait son entourage immédiat, elle se mit à sourire et s’adressa à Armand qui pensait avoir été discret dans son observation.
- Ce sont des titres d’ouvrages et leurs classements. Les livres qui marchent le mieux ce mois-ci apparaissent dans cette colonne. Elle décroisa ses longues jambes, poussa le portable d’Armand et posa l’ordinateur sur sa tablette.
Embarrassé, il s’excusa :
- La curiosité est un vilain défaut. Je suis désolé, je ne voulais pas vous importuner !
J’étais simplement surpris de vous voir avec cet outil de travail entre les mains ; et puis il y avait tous ces chiffres qui défilaient.
La réaction d’Armand sembla l’amuser.
- Je travaille dans une maison d’édition très connue. Je suis chargée de la partie commerciale du business.
- D’accord ! finit par dire Armand. Il prit l’ordinateur et le lui tendit.
- Je ne suis pas censé avoir accès à ces informations alors. Reprenez-le !
Elle repoussa l’ordinateur jusqu’à sa tablette.
- Il n’y a rien de confidentiel sur cette page. Vous cliquez sur le titre de votre choix, là comme cela, et vous avez un résumé de l’œuvre.
Elle lui fit un clin d’œil et se leva.
- Comme ça, vous me rendez service, car je ne suis pas obligé de quitter le programme et je pourrai finir ce que j’étais entrain de faire avant d’arriver en gare de Bordeaux.
Elle se pencha vers lui et chuchota :
- Je vais au petit coin ! Vous comprenez ?
Armand fit une mimique amusée. Elle effectua deux pas et regagna son siège.
- Je vous recommande de commencer avec « Neige » de Maxence Fermine. J’espère que l’extrait en pièce jointe vous donnera envie d’acheter le livre, c’est une pure merveille !
Puis elle s’éloigna, en se tenant par les appuis-tête, afin de ne pas perdre l’équilibre.
Alice était passionnée par son métier ; c’était flagrant.
Il la vit passer à côté de la vieille dame qui avait quitté sa veste en laine et disparaître par le sas qui donnait sur le wagon onze.
Armand fut heureux de constater qu’il y avait encore des êtres admirables dans ce bas monde.
Il passa plus de dix minutes à découvrir les extraits parfois exaltant d’ouvrages extraordinaires.
Lorsqu’elle revînt, le train entra en gare de Bordeaux.
Les passagers s’agitaient dans tous les sens et s’apprêtaient à descendre. Certains portaient déjà leurs bagages ; Armand trouvait les gens si grotesques à certains moments ; prêts à se bousculer, à se marcher dessus alors qu’il n’y avait pas lieu de réagir de la sorte.
Alice lui fit signe qu’elle arrivait ; elle n’était plus qu’à trois sièges de sa place.
Le « TGV » s’arrêta en douceur entre deux autres engins qui lui étaient semblables.
Par sa fenêtre, il redécouvrit les lieux. La gare était immense par rapport à celle d’Agen ; il fut saisi par le nombre de personnes qui attendaient sur les quais. C’était sûrement une heure de pointe. Il lui faudrait se faufiler à travers cette marée humaine afin de trouver le train qu’il emprunterait pour terminer son voyage et rejoindre Paris.
Il tira sur sa manche et pensa une nouvelle fois à sa petite famille.
Huit heures trente trois.
Il vit le visage rayonnant d’Alice ; ses lèvres se mirent à bouger puis ce fut le chaos.
Il y eut une explosion assourdissante. Armand ne put jamais la décrire. En une fraction de seconde, elle souffla la vie de centaines de personnes.
Armand eut l’impression que l’univers s’effondrait et que la terre s’ouvrait sous ses pieds.
Ses tympans sifflèrent ; il sentit son corps, soumis à des pressions inouïes, craquer et se déchirer à différents endroits.
Il voulut crier, mais l’air n’arrivait plus dans ses poumons.
Puis ce fut le néant ; les abysses froides et ténébreuses accompagnées de la douleur, diffuse, continue et insupportable.
Lorsqu’il revînt à lui, quelques dizaines de minutes plus tard, l’horreur s’empara de tout son être. L’horreur et une affliction qui le bouleversa à jamais.
Autour de lui, la désolation s’était abattue. Il gisait en plein milieu d’un enfer sans nom.
Des secouristes, des pompiers, des policiers et des militaires avaient uni leurs forces et essayaient de venir en aide aux survivants, prisonniers dans des amas de métal distordus.
Il y avait des corps, des morceaux de corps et des membres déchiquetés partout.
Armand voulut hurler son effroi mais ne laissa s’échapper que des larmes brûlantes de ses yeux pétrifiés.
- Calmez-vous, Monsieur, s’il vous plait, restez calme.
Il s’aperçut alors qu’il était entouré par une équipe médicale.
- On va vous sortir de là. Tout va bien se passer.
Armand était coincé entre deux sièges, qui avaient été traversés par une plaque métallique acérée. Deux pompiers faisaient leur possible pour découper celle-ci délicatement à l’aide d’appareils de désincarcération.
- On vous a injecté de quoi supporter la douleur ; vous avez des côtes brisées mais la cage thoracique tient bon. Dans quelques secondes vous serez libérés. Courage. Je m’appelle Henri. Quel est votre prénom ?
Armand fixa l’homme à ses côtés. Un grand barbu qui avait enfilé un dossard sur lequel apparaissait une immense croix rouge. Aussi rouge que le tailleur d’Alice.
Il tourna alors la tête vers la gauche et la vit ; elle avait les yeux ouverts et il lui manquait une partie de la mâchoire.
Sa veste était déchirée et un de ses seins était à l’air libre.
Armand supplia en sanglotant :
- Aidez-là ! Aidez-là !
Il n’arrivait plus à respirer.
- Regardez-moi Monsieur, Henri lui prit doucement la tête entre les mains.
- Calmez-vous. Regardez-moi. Il lui posa de la gaze sur le front.
- Comment vous appelez-vous ?
- Armand.
- Ok, Armand, vous avez été victime d’un attentat. Une bombe a explosé et a pulvérisé deux trains dont le vôtre. Vous avez beaucoup de chance, vous êtes le seul survivant pour l’instant que nous avons retrouvé dans ce wagon. Je sais que c’est dur, je suis là et …
Il y eut un bruit sourd et subitement, Armand put emplir ses poumons d’oxygène.
- C’est bon ! s’écria un des pompiers, qui retirait une partie des débris qui emprisonnaient Armand.
- Ne bouger pas ! ordonna Henri. « Allez les gars, on y va ! ».
Henri lui posa une minerve et le souleva légèrement en lui bloquant les cervicales. Cinq personnes, au total, se positionnèrent autour d’Armand.
- A trois, on le met dans le « matelas coquille » ; un, deux, et trois !
Armand se sentit décoller ; ce fut à ce moment qu’il comprit qu’il n’était qu’un pantin désarticulé. Un pantin désarticulé, qui respirait encore et qui avait échappé à la mort.
Pendant qu’on le sanglait dans le matelas afin de le transporter en urgence, Armand découvrit l’ampleur du carnage.
Il y avait des corps ensanglantés qui jonchaient les quais ; ça et là, des hommes agonisaient ; d’autres, stupéfaits, restaient recroquevillés dans des coins, paralysés et abasourdis, le regard hagard.
Les secouristes étaient débordés.
Et il y avait ces wagons éventrés, dans lesquels les morts se chevauchaient.
Visions atroces qui s’imprimèrent pour toujours dans la mémoire d’Armand.
Il aperçut la vieille dame aux cheveux blancs, encore assise à sa place, la bouche ouverte, le visage couvert de sang, sans vie.
Des dizaines d’images intolérables d’enfants, de femme et d’homme dans des positions impossibles, traversés par des morceaux d’acier, à moitié ensevelis.
Des corps mutilés ; des membres disséminés.
Armand ferma les yeux. Il ne voulait plus voir.
Il sentit une main se poser sur la sienne. C’était Henri.
- Je vous fais une dernière injection. Vous allez être évacué d’une seconde à l’autre. Tenez bon. Vous allez vous en tirer.
- Merci, balbutia Armand. Puis il sombra dans une nuit noire et oppressante.
Armand rejoignit les soins intensifs de l’hôpital « Haut-Lévèque » à Bordeaux.
Son état était critique ; mais il survécut.
Quelques jours après le drame, on lui apprit que l’attentat avait été revendiqué par un groupuscule extrémiste.
Armand eut la certitude que ceux qui avaient osé commettre ce crime, avaient en même temps
perdu leur statut d’être humain. S’il existait un dieu, quel qu’il fut, celui-ci condamnerait cet acte et damnerait pour toujours leurs auteurs ; aucune rédemption ne pouvait être espérée.
Aucun motif, ni prétexte ne pouvait être évoqués ou acceptés. Nulle cause n’aurait su justifier cet acte abominable de folie meurtrière.
Après de lourdes interventions chirurgicales et de longs mois de convalescence, Armand retrouva une existence presque normale ; presque normale car pour lui, la vie était fabuleuse et chaque seconde méritait d’être savourée comme s’il s’agissait de la dernière.
A la naissance d’Elisa, Armand et Florence furent au comble de leur bonheur.
Armand toucha pas mal d’argent des compagnies d’assurances et en profita pour changer d’horizon professionnel. Il s’accorda une période en congé parental de trois ans, puis démissionna. Il trouva un emploi moins valorisant « socialement parlant » mais bien plus humain et bien moins contraignant.
Il lut aussi énormément.
Le premier livre qu’il se procura fut « Neige ».
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Sa lecture le subjugua.
Lorsqu’il tourna la dernière page de l’ouvrage en question, il était installé chez lui, à côté de ses enfants qui jouaient dans le salon.
Sa femme préparait le dîner.
Il but avidement les derniers mots de l’histoire, posa le livre et ferma les yeux.
Jamais il ne s’était senti vibrer avec autant d’intensité.
Il repoussa les images macabres qui, habituellement, envahissaient son esprit, et trouva la quiétude.
Une douce chaleur le gagna et parcourut son corps.
Il ouvrit à nouveau ses grands yeux marrons et contempla les êtres qui faisaient battre son cœur.
Armand réalisa qu’il avait le privilège de vivre ces moments merveilleux.
Il se leva, embrasa ses filles, rejoignit sa femme dans la cuisine et la serra très fort dans ses bras.