Au mois de septembre 1988, après une vingtaine d’années passées à enseigner à droite et à gauche, je me retrouvai, selon mes désirs, nommé dans mon village, celui qui avait hébergé mes premiers pas, celui qui m’avait vu franchir pour la première fois la porte de cette école, à l’automne 1955, serrant bien fort la main de ma grand-mère.
Quoi de plus naturel quelle eût changé mon école, depuis ce premier matin ? Un quart de siècle venait de s’écouler...
Le cœur battant, au rendez-vous du temps passé, j’ai poussé la porte de la classe des grands, celle qui avait déjà été ma classe et qui s’apprêtait à le redevenir. Oui, tout était bien là, exactement... Le tableau noir à présent repeint en vert, les rangées de pupitres, le vieux bureau patiné et son crochet fatidique dont nous serons amenés à reparler... les armoires aux serpents endormis dans le formol qui émerveillaient les uns et terrorisaient les autres. En entrebâillant la porte de la plus haute, je me suis offert un petit supplément d’émotion : Mais oui, il y était toujours ! Le pyromètre dont l’aiguille de buis patiemment sculptée par le couteau agile de mon père indiquait l’allongement d’une tige de cuivre préalablement chauffée... C’était le temps où les maîtres donnaient des travaux pratiques à réaliser à la maison. Je m’étais énervé jusqu’aux larmes à tenter de réaliser celui-là.Mon père, de retour du travail, m’avait sorti de mon désarroi en réalisant l’objet souhaité.
Je revisitai encore la bibliothèque aux ouvrages vêtus de bleu, imprégnés encore de mes premières émotions de lecteur. Je respirai la poussière volante de craie, impalpable et amère, compagne de tant d’années... Seuls manquaient les encriers de porcelaine blanche sous leur collerette de papier buvard et le gros poêle rond qui enlaidissait de ses tubulures suintantes le fond de la salle.
A présent, j’étais rassuré. Mon âme d’enfant était bien là cachée, sans doute sous les lattes disjointes du parquet. Ma classe m’avait reconnue, elle m’attendait et je pouvais la faire mienne...
A l’époque ou j’entrai en section enfantine, l’école comptait trois classes. Celle réservée au petits où la mixité était de règle, se trouvait au milieu, encadrée par les deux autres, une pour les grands garçons et une pour les grandes filles. Il eut été malséant de mélanger les deux, dès lors que l’âge pouvait leur autoriser quelques hardiesses ! ... - Les vieux du village évoquaient même la présence d’un mur qui partageait la cour en deux zones sévèrement réglementées... Moi en tout cas, je ne l’ai pas connu ! ... -
A l’emplacement actuel de la salle polyvalente, s’étendait un vaste jardin que quelques marches rattachaient à la cour de récréation. Je l’ai toujours vu plus ou moins en friche, encore que là-aussi, de vieux souvenirs le dépeignent comme un des mieux tenus du bourg. Ce relatif abandon ne signifiait pas que la race des « maîtres-jardiniers » se fut perdue.. Tout simplement la jeune maîtresse de la classe enfantine rejoignait Brive chaque soir et ses deux collègues qui habitaient juste en face de l’école, n’avaient nul besoin d’un jardin surnuméraire...
Jouxtant la classe des grands, juste en dessous de l’appartement réservé aux maîtres, depuis longtemps inoccupé, se trouvait la salle de cantine. Ainsi que dans toutes les cantines, s’y trouvaient de longues tables de bois et de larges bancs. Leurs planches crevassées, polies par les postérieurs de générations d’écoliers venus s’y asseoir, luisaient faiblement sous la lumière jaunâtre des ampoules du plafond. Un énorme fourneau, maître incontesté des lieux, en imposait avec sa panse ventrue, ses cibles de ronds noirâtres et sa bouilloire de cuivre au robinet crachotant.
Point n’était besoin de réunir une commission spécialisée afin d’établir le planning des menus. Jour après jour, la soupe épaisse de nos campagnes se taillait la part du lion, escortée de platées roboratives où haricots, lentilles, pâtes et autres pommes de terres prenaient une large part. Nul n’aurait songé à remettre en cause ces pratiques culinaires immuables pour la simple et bonne raison que cette cantine était considérée comme un service rendu et non comme un dû. Le temps n’était pas si lointain où les écoliers habitant des hameaux excentrés, devaient se contenter du poêle de la classe pour réchauffer leur maigre pitance et de leurs genoux en guise de table. En tant qu’habitant du bourg, je ne pratiquais pas ces lieux et je le regrettais amèrement, ne serait-ce que pour le plaisir d’un repas partagé avec mes copains d’alors et pour la soupe de légumes qui chuchotait sur le fourneau et dont les vapeurs odorantes ensalivaient mes récréations matinales...
Tout près du portail de la cour, s’élevait un édicule maçonné composé d’une vespasienne que prolongeait une demi-douzaine de portes rigoureusement identiques. Habituellement, ces lieux dits d’aisance étaient honteusement relégués dans l’angle le plus discret de la cour. Pas chez nous où ils prenaient toute leur place, trônant ( !) glorieusement ! Outre la satisfaction des besoins naturels, ce qu’une puissante odeur ammoniaquée ne manquait pas de signaler à l’arrivant dès les premières chaleurs, le lieu servait également de camp retranché, de poste d’observation où les plus âgés régnaient en maîtres. Combien de conspirations, de coups tordus et d’histoires égrillardes se sont ébauchés sous l’avancée de l’urinoir, le long de la dalle d’ardoise bleue où aucun filet d’eau purificateur ne coulait, faute que l’eau courante fut déjà arrivée au village !
Le préau était à la même place qu’aujourd’hui. Je me suis toujours demandé quelle bizarrerie de construction avait conduit à placer un pilier en plein milieu de l’accès. Mes interrogations se firent encore plus pressantes le jour où, voleur férocement poursuivi par quelque pandore de service, je me retournai pour situer mon agresseur et me retrouvai illico au sol, toutes cloches sonnantes... Dans la fièvre de la poursuite, j’avais dû mal apprécier la distance entre ledit pilier... et moi ! En souvenir de ce rugueux contact, je gardai pendant plusieurs années sur la joue droite, une vilaine tache brune qu’aucun astiquage matinal ne put jamais effacer ! ...
Des trois années que je passai dans la petite classe, il ne me reste rien et je me désole parfois que ma mémoire n’ait rencontré aucune aspérité à laquelle s’accrocher... Pendant des années, les deux institutrices qui veillèrent sur nos balbutiements ne furent pour moi que deux noms accrochés à la voûte des souvenirs, sans aucune image à coller en dessous... Jusqu’au soir de ma retraite où j’ai eu la joie et l’émotion de rencontrer l’une en chair et en os et l’autre épistolairement...
Par contre, la date fatidique de mon huitième anniversaire était soulignée à l’encre rouge sur le calendrier familial. Je ne savais que trop ce que cela signifiait : Le cours élémentaire deuxième année était en vue et avec lui le changement de classe. Quand j’écris changement de classe, en fait, je devrais dire changement de planète. Mes camarades et moi quittions un univers policé, protégé, où l’erreur était admise, pour entrer dans le domaine du risque perpétuel. La haute silhouette de notre futur maître étendait son ombre menaçante jusque dans nos rêves nocturnes et les derniers jours de vacances s’en trouvaient singulièrement obscurcis...
Il était de notoriété publique que ses pratiques pédagogiques se révélaient pour le moins musclées, ce qui n’était pas chose exceptionnelle pour l’époque. (Les plus anciens ne parlaient-ils pas d’un certain bureau fendu par les coléreux coups de pied d’un maître d’antan et de la sévérité proverbiale d’un autre, M. T... , qui officiait dans notre commune vers 1920. Cela suffirait peut-être à expliquer pourquoi les élèves figurant sur les photos de classe de ce temps là, arborent presque tous des têtes de condamnés au bagne !)
Cette réputation sulfureuse n’écornait pourtant pas son crédit car il était réputé « faire bien apprendre », ainsi que se plaisaient à le souligner les commères, papotant en rond autour de la fontaine.
M. J... avait donc posé ses valises en notre commune au début des années cinquante et s’était tout de suite signalé par deux hauts faits d’armes. Tout d’abord, il avait épousé au passage l’unique fille de M. le Maire, devenant par là-même, le neveu par alliance de sa collègue directrice qui enseignait chez les grandes filles. Ensuite il avait récupéré le secrétariat de mairie que l’impéritie du précédent préposé avait quasiment laissé à l’abandon.
Sur un plan strictement pédagogique, le jeune enseignant succédait à un curieux personnage, M. V... qui attendait sereinement que veuille bien sonner l’heure de la retraite. De temps à autre, il émergeait des brumes où l’avaient plongé de fréquentes libations pour bricoler le moteur de sa vieille voiture en compagnie des grands élèves du cours de fin d’études, ravis de l’aubaine...
C’est dire qu’il y avait du pain sur la planche scolaire et de la reprise en main au programme ! C’est vraisemblablement là que se sont forgées ces méthodes particulières, évoquées précédemment... Il était entendu une fois pour toutes que rien ne devait venir perturber nos apprentissages. Par rien, j’entends : voyages scolaires, séances sportives, goûters festifs, récréations allongées dès les premières bouffées du printemps, interventions intempestives des parents... Bref, tout ce qui, de nos jours, est entré depuis belle lurette dans les mœurs scolaires ! Il ne restait donc plus qu’à APPRENDRE et à se retrousser les manches au propre comme au figuré !
La chance m’a favorisé, j’en conviens aisément, de ne pas avoir eu une cervelle trop rétive aux beautés cachées du savoir. Hormis un solide mépris pour les mathématiques qui n’ont pas tardé à se venger en me dédiant un pied de nez avant de m’attirer les pires ennuis, mon maître ne pouvait, en général, que me reprendre sur des broutilles et Dieu sait que pourtant il avait l’œil aiguisé d’un lynx à l’affût ! ...
Il préférait de beaucoup déverser sa hargne implacable sur les rebelles à l’école, les attardés du système scolaire, les paresseux impénitents et les besogneux transpirants... Il leur donnait la chasse avec l’énergie d’un Tartarin du primaire, il les débusquait au fond de leur repaire avec un flair que le meilleur lanceur de lièvres du canton ne lui aurait pas renié... Il se posait en descendant zélé de ces « hussards noirs de la République », ces maîtres des premiers âges, investis d’une mission quasi sacrée, hommes droits et violents avec lesquels, bon gré, mal gré, il fallait savoir.
Certains de mes compagnons d’alors, victimes de ce rouleau compresseur, en ont profité au passage pour lui vouer une solide inimitié qui perdure encore aujourd’hui. Beau sujet de dissertation pour de futurs professeurs des écoles, puisque telle est leur moderne dénomination !
A suivre...