Je n’ai rien vu venir. Elle m’agaçait, d’accord, c’est vrai. Mais elle m’agace si souvent que ce n’était pas une raison. Notre querelle de cette fois n’aurait certainement pas dégénéré si je n’avais voulu dans un excès de fierté avoir le dernier mot, et s’il n’y avait pas eu à côté d’elle la pile de porcelaine du service de grand’mère qui attendait d’être rangée dans le buffet.
Alors, quand elle a attrapé la première assiette pour la réduire en miettes, j’ai eu une réaction instantanée, brutale, aveuglante : sauver la vaisselle. J’ai bloqué mon souffle, ma gorge s’est gonflée, j’ai vu des étoiles dans mes yeux. J’ai lancé ma main dans sa direction et pfuitt.
Comment ça, pfuitt ? Chérie, où es-tu ? J’avais encore les yeux tout écarquillés, mais de chérie en vue, aucune. L’assiette était par terre, pas cassée. Bizarre, d’autant qu’elle bougeait, l’assiette. Et que j’ai vu sortir de dessous une tête de serpent, et petit à petit s’étirer une superbe couleuvre à collier. J’ai regardé ma main, j’arrivais pas à comprendre. Et puis j’ai compris. Pour voir, j’ai essayé de recommencer de lancer ma main vers elle en faisant pfuitt, mais rien, la couleuvre était toujours là. C’était l’animal rêvé pour amortir la chute de l’assiette, remarquez, si Chérie s’était trouvée transformée en grenouille, l’assiette se serait quand même cassée en tombant. J’ai senti dans ma tête le sourire amical de grand’mère.
J’ai tout de suite pensé que c’était une chance, un serpent, ça ne fait pas de bruit, elle ne se chamaillerait pas avec moi, elle viendrait tranquillement se lover à côté de moi sur le canapé à l’heure du feuilleton télé. Mais Chérie n’a pas dû voir les choses de cette façon. Elle est venue glisser sur ma chaussure, s’est gentiment enroulée autour de ma cheville et a commencé à monter. Il faut que je vous dise, sur le moment j’étais sûr que c’était une couleuvre, mais maintenant que sa tête avait disparu dans la jambe de mon pantalon, je n’en étais plus bien certain. Et si elle était venimeuse ? Et si elle avait dans l’idée de me mordre ? Je sentais sa progression inéluctable franchir le niveau du genou, alors qu’un bon morceau de sa queue s’agitait encore entre mes pieds. Je n’osais pas taper, j’étais paralysé, je n’osais pas non plus me débarrasser de mon pantalon, et Chérie montait. Quand elle est arrivée à l’aine, je ne respirais plus, une transpiration glacée s’est mise à me couler sur le torse. J’avais l’impression d’entendre dans ma tête Chérie ricaner : « Ah ah, tu ne fais plus le fanfaron, maintenant. Ah, tu voulais sauver la porcelaine, eh bien tu vas voir tes bijoux de famille ! »
Et puis j’ai senti que la tête s’engageait sous la ceinture du pantalon, elle est venue doucement s’enrouler sur mon ventre. J’ai poussé un soupir de soulagement.
Tout compte fait, ça n’est pas compliqué de partager sa vie avec un serpent. N’allez pas croire que je l’enfermais dans les WC pour pouvoir partir tranquille de la maison toute la journée. En vérité, c’est Chérie qui dictait ses volontés, un peu comme avant, d’ailleurs. Comment faisait-elle ? Il suffisait qu’elle me regarde dans les yeux, et ses paroles s’affichaient dans ma tête comme sur un écran. Et ça n’est pas pour rien que l’on dit des serpents qu’ils ont un regard hypnotique, j’étais incapable de résister aux exigences nouvelles qu’elle formulait. Oh, rien d’extraordinaire, notez. Pour le ménage, les repas, la tenue de la maison, c’était génial, elle ne se mêlait de rien, il suffisait que je lui achète une souris de temps en temps à l’animalerie, pour le reste, elle faisait le tour du jardin et mangeait les escargots. Elle a simplement demandé que je mette des tapis partout sur le carrelage, c’était plus facile pour elle, et que j’aménage une jardinière dans la chambre.
Non, ce qu’elle aimait désormais, c’était que je l’emmène en promenade dans le parc de la ville, elle semblait prendre un plaisir extrême à sentir son ventre glisser sur les tapis de feuilles mortes, à se faufiler dans l’herbe encore humide de rosée le matin.. A part ça, elle n’exigeait qu’une chose, me suivre à peu près partout : au travail, au cinéma, et même en voyage.
Est-ce que je suis devenu un sujet facile à hypnotiser, à force ? Je me suis rendu compte qu’il suffisait qu’une femme me regarde avec un certain sourire pour que je sois subjugué. Tout d’abord j’en fus très inquiet, redoutant de la part de Chérie quelque persécution. Mais en fait, je ne pouvais pas, je l’ai compris, être sous l’effet hypnotique de 2 personnes simultanément, en sorte que la première qui me regardait avait le champ libre. Chérie se tassait alors dans un coin et attendait le retour de son heure. C’est ainsi que je fis connaissance au parc avec de jolies mamans célibataires venues promener leur bambin. Il devait y avoir chez moi, dans mon allure, dans mon visage, quelque chose qui éveillait leur instinct de protection, mes yeux égarés peut-être. Il arrivait fatalement un moment où le gosse tombait , je me précipitais, et quand la mère venait le récupérer dans mes bras, l’affaire était faite. Chérie, qui ne tenait pas à me perdre, profitait des doux échanges qui se développaient sur le banc pour revenir se loger dans ma jambe de pantalon.
La première fois que je me retrouvai dans la chambre de la dame, j’eus quelque inquiétude au moment de quitter mon pantalon, mais je remarquai qu’au contraire, la pudeur et la gaucherie d’amants qui ne se connaissaient que si peu amenaient à se déshabiller en se tournant le dos, et Chérie en profitait pour se fondre dans la masse de mes vêtements abandonnés au pied du lit. Le problème ne commençait à émerger qu’au matin, lorsque ceints d’un simple serviette nous nous juchions sur les tabourets de la cuisine pour avaler un petit noir. L’ivresse tombée, la passion éreintée par une nuit presque blanche, le regard de l’oiselle cessait de briller de sa lueur hypnotique. C’est le moment que choisissait Chérie pour émerger du paquet de linge et venir quémander un peu de lait. En fait, et c’était parfaitement conscient, elle savait fort bien l’effet qu’elle allait provoquer sur mon amante.
Je n’avais donc désormais d’autre vie sexuelle que des nuits sans lendemains, solution dont s’accommodait certes Chérie, mais à moi pas tant que ça. Je rêvais d’accaparer pour de longues périodes ces jeunes mères aux seins nourriciers. Je m’aigrissais donc un peu, et cela déteignait aussi au travail où ma couleuvre tenait à m’accompagner régulièrement. J’avais également installé dans mon bureau une jardinière, ce qui m’avait valu la sympathie de mes collègues femmes. Chérie savait se faufiler dans un tiroir, dans la poubelle à papier lorsque sa disparition s’imposait. Mais elle finit par prendre en grippe mon chef, un gros ventru autoritaire devant qui je n’arrivais pas à imposer ma personnalité. Chaque fois que je ravalais ma salive pour tenter de me montrer conciliant, je voyais danser dans ma tête ses sarcasmes, ses piques à mon amour propre. Je finis par réprimer à l’égard du gros des colères de plus en plus fréquentes.
Dernièrement, il était devant moi, penché sur mon papier, à m’expliquer avec componction des points de détails essentiels selon lui. Allez savoir pourquoi, mes yeux se sont arrêtés sur une grosse goutte de transpiration qui perlait sur sa joue et que je vis amorcer une lente glissade vers la pointe de son menton où elle se mit bientôt à pendre, scintillant dans l’éclairage de ma lampe de bureau. Je ne respirais plus, je sentais mon cou gonfler sous la tension, mes yeux se remplir d’étoiles. Quand la goutte s’est détachée, menaçant de venir maculer mon document, ma main s’est subitement projetée dans sa direction. Pfuitt ! Je n’en suis pas très sûr, mais il m’a semblé avoir un instant vu une queue de souris disparaître dans la gueule de Chérie
Nous avons, avec les collègues, été très surpris de la disparition inexpliquée du chef. Mais je ne vais pas me plaindre, j’ai désormais une chef particulièrement mignonne. Je ne redoute qu’une chose, qu’elle en vienne un jour à me regarder avec de doux yeux de nourrice.