Il s’appelait Sacco Benatura, c’était une montagne à lui tout seul : deux mètres découpés à la fonte dans de la viande de premier choix, une peau qui semblait naturellement trempée d’huile, et pour finir, un crâne sans poils surplombant une large moustache.
Sacco était une force de la nature, c’est ce qu’on a coutume de dire devant un tel spectacle.
Je crois que nous avons été amis, malgré nos dix ans de différence. Il était le seul docker que je connaissais à mériter encore de la noblesse du titre. Dans tout le port, pas un autre ne lui arrivait au petit orteil. Tous les matins pendant quinze ans, nous partagions le même sandwich avant d’attaquer la journée, sur un de ces paquebots battant pavillon du Panama, le long d’un quai écrasé de soleil.
On bossait comme des forcenés, quand j’y repense, à charger, à décharger, sans discontinuer. Heureusement, il y avait la pause de midi, et le café en terrasse à la brasserie du port. Sacco sifflait tout ce qui bougeait, des étudiantes aux mères de famille, rien à foutre : il les accostait d’une voix à faire trembler les murs, balançait ses œillades à la roulio, et elles tombaient comme des patineuses.
Je me sentais tout maigrelet à côté de lui, tout tordu. Je rêvais de lui ressembler, d’avoir sa classe, d’être capable moi aussi de rompre d’un « casse-toi connasse » à la cantonade.
On ne se voyait pas en dehors du dock. Le dock laissait peu de temps.
Quand il a cessé de venir, ma vie a sacrément changé. Les journées étaient aussi harassantes qu’avant, mais il n’y avait plus sa voix pour les égayer, plus ses blagues de cul, plus de coups de sang, plus son rire à débusquer les serpents. J’ai voulu aller le voir. Je m’imaginais qu’il s’était trouvé une poulette, qu’ils avaient gagné au loto et qu’il coulait avec elle de vieux jours avant l’heure, les pieds dans la flotte.
Mais il habitait dans une bicoque de banlieue, loin de la mer. Sur la boîte aux lettres, il y avait son nom et celui d’une femme, j’ai pensé que je ne m’étais pas trompé. La porte était ouverte. En entrant, j’ai remarqué la même odeur que chez ma grand-mère, ce mélange d’adoucissants et de naphtaline. Les volets étaient fermés, c’était un salon minuscule, avec un coin cuisine dans un tout petit coin, deux fauteuils et une petite table.
La pièce était vide. Mais un filet de lumière pâle s’épanchait sous le sol d’une porte entr’ouverte. Je me suis approché sans bruit, et par l’entrebâillement j’ai vu : un lit de bois sombre, et une vieille dame couchée à l’intérieur, aux épaules anguleuses, les cheveux clairsemés de paille blanche.
Ses yeux étaient clos. Sur une chaise, à son chevet, le visage perdu dans ses mains énormes, Sacco pleurait. D’une voix douce, il semblait chantonner « Maman »