Je m’appelle Grigori Chadrine, je suis chasseur professionnel. J’habite à Vantovirch. L’on me commande un gibier, et je vais le chasser, avec une équipe de chasseurs. Ce jour-là, j’astiquais mon fusil de chasse quand le téléphone sonna. Je décrochai.- Allô ? Grigori Chadrine à l’appareil.- Ignace Moch, répondit une voix inconnue au bout du fil. Une commande.- Très bien, répondis-je, ravi. Que puis-je faire pour vous ?- J’aimerais des cerfs royaux. Six.Des cerfs royaux ? Six ? Des cerfs royaux, une espèce aussi rare ! Avec sa robe rouge argile lustrée, le cerf royal était aussi dur à débusquer qu’à capturer.- Pour quand ? demandai-je.- Dès que vous les aurez attrapés.- Morts ou vifs ?- Morts.- Pourquoi faire ?- Avec la chair, un repas, et avec les bois, un cadeau, une décoration.- J’accepte. Votre numéro, adresse et nom, s’il vous plaît.- 04-66-89-32-20, 24, rue du Maréchal, dans le hameau de Natov. Mon nom est Moch, M, O, C, H.Je m’étonnai. Natov n’était pas un hameau riche, enfin, pas assez riche pour payer six cerfs royaux.- Je passerai mardi avec le contrat. Nous négocierons le prix sur place.- Parfait. Au revoir.- Au revoir.Ca n’allait pas être facile, six cerfs royaux ! D’autant plus qu’il n’y avait pas trente-six solutions, les cerfs royaux, ça vit dans la taïga, près du fleuve Amour. C’est bourré de tigres. Et pas des petits, des grands. Et forts. Mais le prix allait être élevé. Ina, ma femme, entra dans la pièce.- C’était qui ? demanda-t-elle.- Un client.- Vassioutka ?Vassioutka était un vieux biologiste habitant près du fleuve Amour. Il possédait un parc où il détenait trente-deux tigres qu’il étudiait. Quand il en voyait un dans les parages, il nous contactait, moi et ma clique, et on y allait, capturer son tigre, à quatre ou cinq, façon mains nues et rottweillers.- Non, pas Vassia. Un type du nom de Mach. Ignace Mach.- J’ai toujours détesté ce prénom, répondit-elle d’un ton dégoûté. Quand vous partez ?
- Le contrat sera signé après-demain. Si tout se passe bien, le temps de rassembler le matériel, de réunir l’équipe de chasse et d’acheter les billets, on sera au fleuve Amour.Le lendemain, je téléphonai à toute mon équipe de chasse : Roman Pierritch, Ivan Ivanytch, Pierre Andréitch, André Petrovitch, Jirago Romanitch et Emelian Pougatchov. Le mardi qui suivit, je démarrai la vieille 406 à midi et demi. Direction Natov, rue du Maréchal. C’était la plus petite rue de Natov, qui n’en contenait que trois. La rue du Maréchal était pavée à l’ancienne. C’était une rue qui contenait cinq maisons d’un côté, et trois de l’autre. Sur ces trois maisons, deux étaient minuscules ; la troisième, celle du milieu, prenait la totalité, ou presque, de la place. Je garai la 406 sur le trottoir et m’approchai de la grande maison. C’était le numéro 11. Sur la boîte aux lettres attachée à côté de la porte, une inscription : "Mr et Mme Mach". Je toquai à la porte. Rien. Je toquai à nouveau. Un chien aboya dans la maison. Je toquai encore. L’on m’ouvrit. La créature qui m’apparut derrière la porte était une grande femme osseuse et brune, avec un nez en bec d’oiseau et des petits yeux noirs et rapprochés. Elle me regarda, pinça ses lèvres desséchées et dit :- Oui ?Je répondis :- Euh... Je suis Grigori Chadrine, le chasseur que votre mari a contacté pour une commande de cerfs...Au moment où je prononçai le mot "mari", elle s’est retournée vers la maison, et a crié dans l’escalier qui surplombait l’entrée.- Ignace ! Ce cher Grégoire dont tu m’as tant parlé est là !On aurait dit que j’étais l’ami d’enfance d’Ignace Mach, dont il avait radoté les gentillesses et exploits à sa femme depuis leur mariage, comme j’avais fait à Ina pour Joseph Vancovitch. J’entendis bientôt des pas dans l’escalier, et un petit homme rond, avec une moustache de morse au-dessous du nez fit son entrée sur le porche, en me pressant d’entrer. Je fus pendant quelques secondes tenté de lui répondre que ma mère m’interdisait d’entrer chez des inconnus, mais je m’en abstins.- Cher Mr... Ah oui ! Caldrile, Mr Caldrile ! s’exclama l’homme.- Chadrine, Mr Calke, dis-je pour me venger.- Mach, cher Grégoire, Mach, se prononçant "Mak".- Mon prénom est Grigori, répondis-je.- Excusez-moi, nous sommes français d’origine, ma femme Nicoline et moi. Mais ce contrat ?- Je l’ai.J’entrai dans l’entrée, et gravis l’escalier, avec Ignace Mach et sa cravate jaune rayée verte, qui ressemblait à un bonbon acidulé au citron.Le contrat fut vite signé et réglé. Le prix était élevé. Mais Ignace Mach semblait décidé à payer. Il était collectionneur de trophées de chasse et amateur de bonne viande. Il avait décidé, que, avec la peau d’un des cerfs, il fabriquerait un châle pour sa fille. Sa collection de trophées s’étendait sur une pièce entière. Et quelle pièce ! Elle était immense. Chaque trophée était monté sur acajou et portait une étiquette disant le nom courant de la bête, son nom scientifique, l’endroit et la date à laquelle elle avait été tuée. La collection était magnifique. Ignace Mach affichait un sourire réjoui devant mon étonnement.- C’est magnifique ! m’exclamai-je.- C’est ma petite " collec’ " personnelle, y en a c’est les timbres, moi, c’est ça !Il paraissait très heureux que je prête attention à sa collection. Mon attention se posa sur une peau de bête clouée et montée sur bois d’if, cette fois. Je m’approchai de l’étiquette, intrigué.- C’est pas de la peau de tigre, ça ? lui demandai-je.- Evidemment, et pas n’importe quel tigre, du fleuve Amour, celui-là.Du fleuve Amour ? Un tigre tué ? Et mon Vassioutka, alors ? Lui qui avait passé toute sa vie et la passait encore à protéger les tigres et à les étudier, tout seul dans sa cabane, à couper la viande à la hache sous - 25 degrés, tous les matins pour nourrir ses protégés, qu’est-ce qu’il en faisait, le Mach, de Vassia ? Mon copain Vassia, si tu savais ! Si tu savais qu’un salaud de chasseur a tué un tigre, un de tes amis, de tes enfants ! Au fleuve Amour ! Et à vingt mètres de ta cabane, si ça se trouve ! Et l’autre, le Mach, qui me montre avec fierté l’habit, le trésor, la beauté, qu’il a volé lâchement au tigre, le seigneur de la taïga ! Si t’avais pas eu ton fusil ce jour-là, mon vieux, le tigre, il t’aurait pas laissé faire, il t’aurait fait la peau ! J’étais hors de moi. Je pris congé immédiatement, sous le regard inquiet de mon hôte. Dans un crachotement de moteur de la 406, je quittai Natov. Une semaine plus tard, après un coup de fil à Vassioutka pour lui annoncer notre arrivée et lui demander de venir nous chercher, nous étions, moi et ma clique, devant le train, les pieds sur le parterre sale du quai. Direction le fleuve Amour. Les sept heures de train passèrent vite, sous les blagues de Ivan Ivanytch et les péripéties bizarres de Jirago Romanitch. Nous descendîmes du train, et cherchâmes dans la foule la sympathique tête de Vassioutka. Nous le vîmes bientôt, accoudé à une vieille 2CV à remorque. Nous courûmes comme des gamins jusqu’à lui. Il souriait. Il y eut un moment de silence, puis il s’exclama :- Ah, ben, les enfants ! Allez, tous dans la remorque ! Grigori, Jirago et Roman, vous montez avec moi. Ivan, Pierre, André et Emelian, chargez le matériel dans la remorque et installez-vous dedans ! Je montai sur la place du passager, à la droite de Vassioutka, pendant que Jirago et Roman s’installaient à l’arrière, regardant en riant Emelian et les autres entassés à l’arrière. Vassioutka les regarda, leva les yeux au ciel, se tourna vers moi et dit :
- Alors, gamin, au téléphone, tu m’as dit que tu venais pour une affaire, et c’est quoi, l’affaire ?Vassioutka était le cousin germain de ma grand-mère du côté de mon père, ce qui lui donnait le droit de m’appeler "gamin", étant donné aussi, qu’avec mes trente-quatre ans à côté de ses soixante-sept, il était nettement plus vieux que moi.- Mon affaire, je lui ai répondu, c’est six cerfs royaux.- Six ?! T’es pas un peu cinglé, gamin ? C’est pour qui ?- Un certain Ignace Mach.- Un certain ? Un certain ?! Ignace Mach, un des plus grands collectionneurs de gibier de la région ? Et t’appelles ça "un certain" ? Un vrai bourreau, gamin, des dizaines de pelisses de pauvres animaux, épinglés sur des plaques d’acajou. L’horreur.- C’est sûr. Je l’ai vue, sa collection. Y avait même une peau de tigre du fleuve Amour. J’ai failli exploser.- Du fleuve Amour ? Le salaud ! Ils sont protégés, ces tigres ! Il a pas le droit ! Je vais lui faire un procès, que ça va pas traîner ! C’est moi qui te le dis, gamin !Le soir, nous mangeâmes de la soupe, du pain et de la viande. Nous couchâmes sur des pelisses de cerf, dans nos solides manteaux de fourrure. Le lendemain matin, Vassioutka nous réveilla aux aurores.- Je sais ! Je sais où qu’ils sont, vos cerfs royaux ! Dans un bois d’ifs qui borde le fleuve Amour.Nous montâmes dans la 2CV, et partîmes dans le matin, sur un chemin bringuebalant. Vassioutka nous avait préparé des provisions, en plus des nôtres. Au soir, nous étions installés dans nos tentes. Vassioutka partit, emmenant avec lui le doux bonheur d’un endroit (que ce soit une 2CV ou autre chose) chauffé. Les feux de camps restèrent allumés toute la nuit, afin d’éloigner les tigres. Nous nous levâmes aux aurores ce matin-là, frais et dispos, quoiqu’un peu gelés. J’expliquai mon plan de chasse aux autres :- On part tous de notre côté, on prend de quoi manger pendant cinq jours. On est jeudi... donc... Vendredi, samedi, dimanche, lundi, mardi... On se retrouve tous mardi ici. Comptez les jours. Si l’un de vous n’est pas là mardi, on part à sa recherche. Ne dépassez pas le bois d’ifs.Après ces paroles, nous prîmes un petit déjeuner constitué de pain et de viande séchée. Nous fîmes nos affaires selon mes ordres. Une toilette sommaire à partir d’un seau d’eau glacée et d’un morceau de savon donné par Vassioutka et nous étions prêts. Nous nous quittâmes, nos sacs sur le dos. Je marchai durant une heure ou deux, sans rien trouver. Ce n’est qu’au milieu de la matinée que je repérai des empreintes de cerf sur le sol humide de la taïga. Heureux, je portai mon lourd fusil de cuir et de métal, sans oublier mon sac à dos de bivouac, avec plus d’entrain.Le soir, les traces étaient très fraîches, mais ce n’est qu’au surlendemain que je fus surpris de le voir, au loin. Je marchai durant dix minutes à peu près, avant d’arriver près d’une prairie. Pas de doute, c’était bien un cerf royal. Son corps noble et élancé formait une tache rouge dans la prairie où il s’était arrêté pour brouter. Elle était entourée de buissons, ce qui me permettait de me cacher.*
Le tigre se lécha les babines. Trois jours qu’il en rêvait, de tuer ce cerf ! Il avait dû, avant, se contenter de maigres proies, comme des lapins, mais aujourd’hui, il allait se régaler d’une grosse proie ! Le cerf broutait tranquillement dans la prairie. Le tigre, lui, se tenait tapi dans les buissons, tous ses sens en alerte, prêt à faire un festin. Le cerf continuait de brouter. Soudain, il leva la tête, sentant une présence. Le tigre le prit comme un signal. Tendant tous ses muscles, il les relâcha d’un coup, provoquant une puissante détente. Ses griffes aussi acérées que des poignards se plantèrent sur le pelage ocre rouge du cerf. Le cerf mugit de douleur. Le tigre planta ses crocs dans la chair tendre. Le cerf se débattit quelques secondes, puis inonda l’air du barrissement de la mort, l’ultime, le dernier, de sa vie des forêt, arrachée par le grand fauve, le seigneur de la taïga. C’était la loi, le faible meurt, le fort survit. Une loi cruelle, mais indispensable. La loi de la taïga. Soudain, un coup de feu se fit entendre.*Alors ça ! Moi, Grigori Chadrine, qui poursuis ce cerf depuis trois jours, je me fais doubler par ce tigre. Ah, ben non, alors ! Ca va pas se passer comme ça, mon gaillard ! Je tirai un coup de feu en l’air. Le tigre redressa la tête, et effrayé, abandonna sa proie pour courir se mettre à l’abri. Je poussai un cri triomphant.- Je vous adore, les tigres, mais j’ai pas perdu trois jours pour des prunes ! Tu peux bouffer tous les cerfs que tu veux, mais celui-là, c’est le mien ! D’accord ? Sans rancune, hein ? Allez, salut !*Le tigre se cacha dans les buissons. Ce chasseur venait de lui voler sa proie. C’était tout ce qui comptait. Et il allait lui faire payer. Payer pour avoir défier les lois de la taïga.*Je ramassai quelques branches et les attachai avec une corde, de manière à former une sorte de brancard. J’y attachai solidement la bête, et accrochai une corde à mon brancard improvisé, de façon à pouvoir le tirer facilement. Et, comme ça, je me mis en route.*Le tigre observa l’homme. Il chargeait le cerf sur des bouts de bois. Quand il eut fini ce travail, il se mit en route. Aussi silencieux qu’un courant d’air, le tigre le suivit.*Je me dépêchai, de manière à faire le trajet avant que soient écoulés les cinq jours. Au soir, j’avais mis déjà un paquet de chemin sous mes pieds. Je décidai de marcher toute la nuit, bien que je fus exténué, m’arrêtant de temps à autre pour boire ou pour manger.*Le tigre avait faim, mais il ne pouvait pas chasser. Il suivait l’homme, comme un fidèle chien suit son maître, obstinément, sans s’arrêter. Il restait à jeun, sans en souffrir. Le besoin de vengeance irradiait ses muscles.*Je marchai sans m’arrêter, me dirigeant vers l’aiguille rouge de ma boussole, vers le nord, vers le campement, vers un lit, vers des tentes, vers mes amis. Je marchai si bien, que j’arrivai le matin du cinquième jour, épuisé, les pieds couverts d’ampoules et les muscles de crampes. Avec un cerf approchant des cinquante kilos, si ce n’est plus, c’était un véritable exploit. Ivan et André étaient déjà là.*Le tigre s’arrêta. L’homme se dirigeait vers un campement, et dans ce campement, du feu. Impossible au tigre de s’approcher du feu. Il allait attendre là, que l’homme sorte du campement, et là, il le dévorerait. L’homme avait volé le cerf, il allait le remplacer.*
André et Ivan m’accueillirent chaleureusement.- Salut ! Ca va ? Un cerf royal ! On est là depuis avant-hier ! Roman et Emelian dorment encore. Ils ne sont là que depuis hier. Un cerf royal ? Roman, Emelian, Ivan et moi on en a tué aussi ! Un chacun ! Avec toi ça fait.... ... ... Cinq ! s’exclama André qui n’avait jamais été très bon en maths. Ivan se précipita vers moi à la vitesse d’un lièvre.- Salut, salut, salut !- Salut Ivan ! Salut André ! parvins-je à m’exclamer.- Je vais réveiller Roman et Emelian ! annonça André.- Moi, je vais préparer le petit déjeuner ! me dit Ivan, tu viens m’aider ?J’acquiesçai.- O.K.Je mangeai le petit déjeuner avec appétit. Il était constitué de pain et de viande, et même du lait, apporté pendant mon absence par Vassioutka, ainsi qu’une nouvelle : la jeune tigresse qu’il gardait en sécurité dans son parc venait d’avoir des petits avec Amba, le mâle dominant : ils étaient trois, deux mâles et une femelle. Je songeai à la joie de Vassioutka pour les tigrons. D’après ce que me dirent André et Emelian, ils étaient en parfaite santé, au bonheur de leur mère et du vieil homme.- Il aime plus ses tigres que lui-même ! m’annonça Emelian en riant.Pierre et Jirago arrivèrent vers midi, les mains vides.- J’ai pas vu âme qui vive dans ce bois, et pourtant, mes bottes, je les ai usées ! C’est vraiment pas de bol ! Et vous ? nous dit Jirago.- Cinq, qu’on en a, cinq ! dit Roman, triomphant.- On repartira demain, mêmes consignes, et on l’aura, ce cerf royal fuyard, on l’aura !Ces paroles réconfortèrent les hommes, mais le lendemain, il nous fut impossible de nous mettre en route à cause de la neige. Oui, de la neige. Elle s’était mise à tomber la traîtresse ! La tempête s’annonçait longue, et les soupirs de déception envahissaient les tentes.*Le tigre se mit à l’abri de la neige, sous un bouquet d’arbres, près du campement. Il neigeait si fort que son pelage orange et noir formait comme une tache sur le blanc immaculé de la neige. Se frottant contre un arbre pour enlever la neige qui s’était déposé sur son dos, il attendait. Attendait la vengeance.*La tempête dura trois jours. Trois longs jours à attendre que le blanc veuille bien nous laisser. Je partageai ma tente avec Jirago. Nous passions nos journées à jouer au morpion, fait à partir de bouts de papiers, de cigarettes et de bois, et à discuter de tout et de rien. Le temps passait, aussi blanc que dehors. Ce n’est qu’au matin du troisième jour que la neige nous laissa. Elle devait avoir fini d’envelopper la terre de son manteau d’hiver, son beau et froid manteau blanc. En tout cas, dès qu’elle eut cessé de tomber, je suis sorti et j’ai couru, pour détacher l’ennui qui s’était accroché à moi. Tous les autres en firent autant. Je décidai de repartir à la chasse le jour même. Après un petit déjeuner, une toilette rapide et quelques bavardages, nous commençâmes à nous préparer pour la nouvelle partie de chasse. C’est ainsi que l’on se mit en route rapidement.*Le tigre attendait. Il savait qu’il n’aurait plus à attendre longtemps. Il suivit discrètement l’homme dans la forêt. Pas assez discrètement.*
Je marchai depuis un quart d’heure à peu près quand j’entendis un léger bruit. Je me retournai. Et je le vis. Tapi dans un fourré. Un tigre. Je n’avais pas le choix. Je pressai la détente. Il y eut un cri de douleur, un grognement et un bruit de neige écrasée. Puis plus rien. Le tigre avait disparu. Sans doute pour aller mourir plus loin. J’avais peur. Très peur. Ce tigre m’avait fait peur. Et il me le faisait encore. C’était la première fois. Je n’avais jamais eu peur d’un tigre, avant. Jamais. Mais là, cette flamme dans ses yeux jaune-vert, c’était une flamme de colère, de haine. Pas de cette flamme de plaisir quand il tuait une proie, ou cette flamme de férocité quand on en attrapait un pour Vassioutka, non, de la haine à l’état pur.*Le tigre se traîna jusqu’à un immense if. Sa patte avant droite était gravement blessée. La balle était bien entrée. Il allait se venger. Une vengeance terrible.*Je marchai, marchai, sans trouver de gibier. J’en étais au troisième jour, mais rien, toujours rien. Je vadrouillai çà et là, sans rien trouver.*Le tigre décida de rester à côté de son bouquet d’arbres, près du campement. Sa vengeance approchait, il le savait. Plus que quelques jours, et l’homme ne serait plus qu’un tas de vêtement ensanglantés.*L’on approchait du cinquième jour et je décidai de rentrer au campement comme ça, les mains vides. Je me mis en route pour le campement. Plus qu’une ou deux heures et je serai à l’abri des tentes.*Le tigre commençait à distinguer une odeur différente. L’odeur de l’homme.*Je distinguai le campement. Plus que deux cents mètres et j’y étais.*Maintenant, le tigre sentait parfaitement l’odeur de l’homme. Il n’était pas loin.*Je passai près d’un bouquet d’arbres avoisinant le campement quand je m’aperçus que tous les autres étaient là-bas. Je m’arrêtai et me mis à crier :- Ohé ! Les gars ! Je suis ici !Ils m’entendirent et se mirent à courir vers moi.*Le tigre savourait à l’avance sa gloire. L’homme s’était arrêté juste en face de lui. Il le laissa crier à d’autres hommes. Dès le dernier son sortit de sa bouche, il lui sauta dessus, griffes et dents en avant. Les autres hommes poussèrent un cri. Mais le tigre lacérait déjà la peau de l’homme de ses griffes. L’homme avait lâché son fusil dans l’attaque du tigre. Il se débattait. Mais le tigre ne lâchait pas prise. Il mordit l’homme au cou, et, dans un craquement d’os et un jaillissement de sang, l’homme rendit son dernier souffle. Le tigre s’enfuit, emportant le cadavre de l’homme. Rapide et souple, il était loin quand les autres hommes arrivèrent. Il n’entendit même pas leurs sanglots. Il courut loin, et là, s’arrêta pour dévorer l’homme. Le sang giclant sur ses babines, il laissa les membres et la tête aux charognards. Il se remit en route. Sa patte blessée le torturait. Il se laissa bientôt échouer dans un coin, derrière un fourré. Un homme arriva bientôt, et le vit.- Ben dis donc ! T’es intelligent toi ! De tomber à cent mètres de ma cabane ! s’exclama Vassioutka.Il tenait dans sa main un petit pistolet. Il visa le tigre. Celui-ci s’apprêtait à lui sauter dessus, mais une fléchette entra en contact avec sa cuisse et il sentit subitement fatigué. Ses paupières se fermèrent d’elles-mêmes et il s’endormit. Le vieux attendit un instant, puis s’exclama :- J’ai bien fait de me procurer ce pistolet à fléchettes exprès pour endormir les tigres. Comme ça, je n’aurai pas à déranger Grigori et sa clique.Comment pouvait-il savoir, ce pauvre Vassioutka, que quand il referma ses mains sur les pattes avant du tigre, c’est en fait l’assassin de son cher "gamin", de son cher Grigori qu’il tenait ?C’est la loi de la taïga.