Le village paresse dans une brume bleue descendue des collines.
Après un début de printemps morose, le beau temps s’est installé avec l’arrivée de juin. Des senteurs poivrées de foins coupés se glissent par les fenêtres ouvertes de la classe de M. Laurent où les enfants s’abrutissent sur une lecture qui ne parvient plus à éveiller leur intérêt...
Après un début de printemps morose, le beau temps s’est installé avec l’arrivée de juin. Des senteurs poivrées de foins coupés se glissent par les fenêtres ouvertes de la classe de M. Laurent où les enfants s’abrutissent sur une lecture qui ne parvient plus à éveiller leur intérêt...
Les sollicitations d’usage s’étant révélées inopérantes, l’enseignant décide de passer à autre chose.
– Bien ! Je constate que la chaleur est en train de vous endormir doucement ! En conséquence, nous allons remettre cette étude de texte à plus tard et passer à des activités plus toniques ! Je vous propose de commencer sans plus tarder les petits travaux personnels qui marqueront, comme chaque année, la Fêtes des Pères !
La classe en profite pour sortir aussitôt de sa léthargie passagère. Des exclamations de joie fusent ici ou là, mêlées à des questions impatientes :
– Chic ! On va faire quoi, maître ?
– Et si on n’a pas d’idée ?
– On peut travailler à deux ?
– Les enfants, les enfants ! Un peu de calme s’il vous plaît ! Je vous rappelle qu’en fin de semaine dernière, nous avons cherché ensemble des pistes possibles et que nous en avons retenu cinq. C’est donc dans ces travaux là qu’il convient de piocher. Ce qui ne veut pas dire que si l’un ou l’une d’entre vous a avancé dans la réflexion et trouvé une meilleure idée, il ne pourra pas s’en servir. Personnellement, je n’y vois aucun inconvénient. A présent, tous à vos places et au travail. Il ne nous reste que trois quarts d’heure avant la sortie !
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Assis à son pupitre de l’avant dernier rang, Sébastien ne partage pas l’allégresse ambiante. Non qu’il n’ait pas le goût du dessin, de la peinture ou des collages minutieux. Bien au contraire ! Porté par un sens reconnu de la créativité, par son calme légendaire et par les soins méticuleux qu’il apporte aux travaux scolaires, il s’en acquitte généralement avec bonheur. Non ! Son problème est tout autre ! Sébastien n’a pas de père à qui dédier un cadeau et, chaque année à pareille époque, l’épine s’enfonce plus encore dans sa chair. Il cesse d’être Sébastien, bon élève et parfait camarade, pour devenir le point de rencontre de tous les regards, le mystère récurrent de la mi-juin ! Il ne supporte plus de deviner de la commisération dans l’attitude du maître, de lire des interrogations muettes nuancées de pitié dans le regard en coin de ses camarades, chaque fois qu’il est question de ce fameux dimanche de juin... Non, il n’a pas de père ou du moins il le connaît pas ! Non, il n’en peut plus de cette singularité ! Oui, il étouffe dans cette semi-parentalité qui a été la sienne jusqu’à ce jour !
Lorsque Sébastien pousse la grille geignarde du jardin, Sylvie sa mère, est déjà rentrée de son travail et, sécateur en main, est occupée à supprimer les fleurs fanées des rosiers qui bordent le dallage. Sébastien a le visage fermé, ce qui ne lui échappe pas :
– Qu’y a t-il, mon grand ? Des soucis à l’école ?
– Il y a que j’en ai par-dessus la tête d’être différent des autres !
– Différent des autres ! En voilà une curieuse idée ! Où l’as-tu pêchée ?
Le ton mi-amusé, mi-sérieux, de sa mère a le don de déclencher la fureur du jeune garçon.
– Oui, je suis différent des autres et ce n’est pas une drôle d’idée ! Au cas où tu l’aurais oublié, je te rappelle que ne je connais pas mon père et tous les ans, en classe, l’approche de la Fête des Pères s’arrange pour m’y faire penser un peu plus. Tu ne te sens pas un peu responsable ? Non ?
Ravalant son chagrin qui menace de déborder, Sébastien rejoint à pas pressés l’escalier qui mène à la maison. D’un geste rageur, il lance son sac sur le perron. La porte d’entrée claque derrière lui.
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Sylvie repousse son chapeau de paille sur sa nuque en sueur et soupire tristement.
– Pauvre gosse ! pense t-elle. C’est pas simple pour lui non plus…
La révolte de son fils la renvoie à ses propres égarements, à ce passé qui n’en finit pas de mourir, à ces crises de larmes qui trop souvent encore l’accablent, le soir au fond du grand lit froid. Un vertige subit la pousse à s’asseoir sur le banc du jardin. Elle sait, qu’inévitablement, l’image de Martial va l’y rejoindre...
Martial ! Comme elle, en cet octobre aux couleurs amorties d’arrière-saison, il venait de rejoindre les bancs de la faculté de pharmacie. Dès le premier regard échangé, elle s’était senti fondre telles les neiges des sommets sous l’haleine tiède du vent de mai... Il était grand, il était beau, ses yeux noirs la caressaient par avance, sa voix grave avait l’accent chantant des graviers roulés par le ruisseau... Comme ils s’étaient aimés ! Une passion exclusive, ardente, dévorante, les avait soustraits pour de longs mois aux turpitudes du reste des mortels... Plus rien ne comptait que leur amour...
Cet automne là, né dans les braises d’un volcan, allait s’achever sur des ruines fumantes, des cendres refroidies, avec en bouche la saveur amère des bonheurs enfuis... Elle revoyait encore le regard incrédule de Martial lorsque qu’un soir, alors qu’ils venaient une fois encore de se consumer aux bras l’un de l’autre, elle s’était laissée aller à lui avouer d’une voix alanguie, sa bouche contre la sienne :
– Tu sais, je crois bien que nous venons de faire l’amour à trois !
Elle n’avait jamais pu oublier la crispation soudaine du visage, la dureté métallique qui avait brusquement figé le regard noir, ces prunelles aimées qui savaient si bien, d’ordinaire, s’habiller de velours tendre. A partir de cet instant, c’est un autre Martial qui allait partager sa vie. Un Martial replié sur lui-même, rongé par le doute et avare de paroles, aux antipodes du garçon attentionné, doux et aimant qu’elle avait connu jusqu’alors. Jusqu’à ce soir frileux de janvier où, retournant tardivement dans la petite chambre d’étudiant qui abritait leurs amours, elle avait trouvé ces mots de glace sous le vase jaune où achevaient de se défeuiller trois tournesols.
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« C’est peu dire que je t’ai aimée ! Tu as été mon rayon de soleil, mon étoile au cœur de la nuit ! Je ne sais pas si tu seras capable de me comprendre mais qu’importe ! A la perspective d’être père, une peur panique m’a envahi ! Je suis probablement un monstre d’égoïsme, mais cette idée m’est insupportable ! Il faut peut- être y voir les effets pervers d’un atavisme obscur : j’ai tellement souffert de la violence dont mon père nous a accablés, ma mère et moi, durant mon enfance, qu’inconsciemment, je m’interdis de reproduire un jour le même schéma. Ce n’est pas une excuse mais ça peut expliquer bien des choses. J’ai donc choisi l’abandon et la fuite. A l’heure où tu liras ces lignes, j’aurai quitté la France et j’essaierai de t’oublier. Ce n’est pas du tout certain que j’y parvienne mais en aucune façon, je n’aurais pu rester. Pardon pour tout le mal que je te fais. Vis ta vie, une autre vie, celle que tu mérites. Je te le souhaite de toute mon âme. Martial.
Cette vie que son amant appelait de ses vœux, Sylvie n’avait jamais pu se résoudre à la mener. Tout simplement, parce qu’au fond de son cœur meurtri, les braises de la passion continuaient à rougeoyer. Les années passeraient et Martial demeurerait toujours blotti en elle. Pour tenter d’oublier la douleur qui la taraudait, elle s’était lancée à corps perdu dans les études, escomptant que le travail et la fatigue la protègeraient des questionnements sans fin. En vain. Après une grossesse sans souci majeur, elle avait donné naissance à un superbe bébé qui avait, dès lors, occupé tout le vide de son existence. Ses parents qui habitaient non loin de la faculté gardaient Sébastien durant la journée et dès la fin des cours, elle reprenait furieusement possession de son enfant, le couvrant de baisers et de caresses, comme si elle avait craint un instant de l’avoir perdu.
Ses études terminées, elle avait réussi à trouver un emploi dans l’unique pharmacie de la petite ville voisine où sa compétence et sa gentillesse s’étaient très vite trouvées unanimement louées. Dès lors, elle avait pu songer à laisser ses parents à leur quotidien paisible et à louer une jolie villa dans la campagne proche.
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Sébastien avait grandi. Dans les traits de son enfant, elle retrouvait avec une joie secrète ceux de l’homme qu’elle avait tant aimé. Tous deux s’entendaient parfaitement bien d’autant qu’aucun élément étranger n’était venu perturber les jours paisibles de leur vie. La fuite de Martial semblait avoir engourdi ses sens à tout jamais. On aurait pu croire qu’elle mettait un point d’honneur à ne plus accorder le moindre intérêt aux hommes qui auraient pu la solliciter. Et pourtant, aussi bien à la pharmacie que dans son cercle d’amis, ils ne manquaient pas ceux qui auraient bien voulu se perdre dans ses yeux bleus qu’une mélancolie légère rendait encore plus attirants... Peine perdue ! Elle ne les remarquait même pas. Son corps ressemblait à un tronc en hiver et son cœur était mort voici bien des années... Les baisers de son fils suffisaient à ensemencer le désert de sa vie personnelle et personne d’autre qu’elle n’avait à connaître les délires récurrents et les larmes amères des soirs de grande solitude…
Elle se savait suffisamment maîtresse d’elle-même pour affronter les aléas de la vie qui était devenue la sienne et elle estimait avoir suffisamment payé tribut à l’existence pour qu’elle lui épargne un surcroît de tourments. Elle avait pensé à tout et voilà que l’adolescence en marche de son fils unique la rattrapait. Après s’être réjoui dans sa prime enfance de ne devoir partager sa maman avec quiconque, ne voilà t-il pas qu’à présent il en venait presque à le lui reprocher ! Elle sentait confusément que le temps des vaines occultations et des fausses pistes était révolu et que très bientôt, Sébastien lui demanderait des comptes, tant il était évident que la construction de sa personnalité d’adulte ne pouvait se faire sur des sables mouvants... A cette pensée, elle se sentait désemparée…
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Le lendemain, le jeune garçon paraissait avoir retrouvé son calme et le week-end débuta de la manière accoutumée : une partie de cartes sous la charmille, un gâteau mitonné à deux, quelques courses... Le samedi après-midi, Sébastien, en dépit de la chaleur, fut pris d’un brusque désir d’activité. Il courut jusqu’à la remise récupérer son ballon de rugby et, sur la pelouse tondue de frais, se lança dans un festival de courses, de crochets, de feintes de passes, propres à désarçonner un adversaire invisible mais bien présent dans son imagerie mentale... Placé en débordement sur sortie de mêlée, il se vit contraint d’user du coup de pied à suivre pour tenter de déborder son adversaire direct qui se disposait à le stopper sans ménagement. Las ! Le botté fut mal dosé et le ballon malicieux, adoptant une trajectoire fuyante, s’envola par-dessus la haie de la maison d’à côté... Penaud, Sébastien se disposa à aller récupérer le fuyard.
La maison voisine, petite construction basse au toit de tuiles rondes, après être restée quelque temps libre de tout occupant, abritait depuis six mois environ un invisible voisin. Un soir, Sylvie qui refermait à clé la grille du jardin avait vu arriver un homme à moto que suivait de près une camionnette de déménagement. Depuis lors, le portail d’entrée restait obstinément clos. L’exubérance un peu folle de la haie mitoyenne interdisant tout rapprochement amical et leur étrange voisin se montrant d’une discrétion absolue, la mère et le fils en étaient réduits à de vaines supputations. Aujourd’hui, le voile allait enfin tomber…
Le garçon agita longuement la clochette dorée qui carillonna aigrement au portail du jardin. Quelques instants s’écoulèrent et une ombre se profila dans l’allée envahie par les herbes folles. C’était un homme d’une trentaine d’années, long et maigre, au visage creusé qu’auréolait une mousse de cheveux blonds. Lorsqu’il fut tout près de lui, Sébastien remarqua son étrange regard vert d’eau porteur d’une infinie tristesse et le pli amer qui lui pinçait les lèvres.
– Oui ! C’est pourquoi ?
– Euh ! ... Je suis le fils de votre voisine d’à côté. Mon ballon a atterri dans votre jardin et j’aimerais bien le récupérer, s’il vous plaît !
– Mais bien sûr, mon garçon ! Je ne vais tout de même pas t’en priver. Je te laisse aller le chercher. Avant de partir, tu viendras me retrouver sous la véranda. Nous ferons un peu mieux connaissance.
Sébastien eut quelque peine à dénicher le fuyard qui s’était enfoncé dans des rejets touffus au pied d’un noisetier. Il est vrai que le jardin était au diapason de l’allée d’entrée. Ce qui avait été le potager était à présent envahi par d’innombrables graminées et par des orties foisonnantes. Le seul prunier encore vivant se voyait contesté par un lierre goulu qui tenait déjà plus de la moitié de ses branches alors que les autres arbres dressaient vers le ciel leurs moignons desséchés comme autant de suppliques dérisoires. L’occupant des lieux avait manifestement d’autres chats à fouetter que de s’occuper de son jardin !
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Le garçon retrouva l’inconnu sous la véranda qui jouxtait une aile de la maison. A sa grande surprise, il découvrit que cette extension vitrée servait en réalité d’atelier de peinture. Sur une table bancale, s’étalait un impressionnant désordre de pinceaux tachés, de tubes écrasés, de palettes aux couleurs mélangées, de brosses et de flacons à l’odeur entêtante... Quelques rouleaux vierges se chevauchaient dans un coin, semblant attendre leur tour. On voyait également deux ou trois chevalets de bois blanc, des chiffons maculés de peinture, un grand coffre à la gueule ouverte débordant de toiles roulées... Sur une sorte de cimaise qui courait contre le mur extérieur de la maison, quelques toiles achevaient de sécher. Parmi elles, une superbe nature morte aux pommes, dans des tons fauves et orangés. Les toiles restantes représentaient toutes des visages féminins. D’étranges visages de jeunes femmes aux traits torturés, au rictus identiquement douloureux. Sébastien se sentit subitement mal à l’aise. Dans ces regards chargés, il pressentait un drame caché, une histoire aux reliefs acérés, une croix d’épines et de souffrances…
L’homme qui décapait énergiquement une toile à l’essence de térébenthine, se retourna pour accueillir son visiteur. Il surprit le regard appuyé du garçon sur ses peintures et une ombre fugitive obscurcit de nouveau son visage.
– Tu regardes mes visages ? Ce sont eux que je réussis le mieux ! Curieux n’est-il pas vrai ? Quant au reste…
Une moue dubitative se dessina sur ses lèvres fines.
Sébastien n’osa pas lui dire qu’il trouvait pourtant la nature morte à son goût alors qu’il jugeait les portraits obsédants.
L’homme dut lire dans ses yeux car il poursuivit :
– La douleur, la colère, le chagrin sont les sentiments que j’exprime le mieux, un pinceau à la main. C’est normal, vois-tu, car j’ai toutes les dispositions pour cela...
Il s’interrompit sur ces paroles énigmatiques pour puiser un caramel dans une boîte ronde après en avoir offert un à l’enfant.
– Laissons de côté les inquiétudes du peintre qui n’intéressent personne d’autre que lui. Parle-moi plutôt de toi. Même si ton arrivée ici est due à un concours de circonstances, il n’en reste pas moins que ta visite me fait grand plaisir. Je sors très peu, je vis comme un véritable sauvage au milieu de mes tableaux. Regarde ce jardin en friche ! Je n’ai pas le courage de m’y attaquer ! Et pour ce qui est de la maison, ce n’est guère mieux !
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Sébastien fut pris d’une envie subite de lui demander pourquoi il vivait seul, pourquoi il ne sortait presque jamais, pourquoi il peignait avec une telle intensité ces portraits de jeunes femmes ravagées par la tristesse... Il fut sur le point de céder à la tentation mais une pudeur dernière l’en empêcha. Il préféra parler de lui, de ses activités, de sa maison et de sa mère, de ses espérances futures... L’homme qui dit se prénommer Michel écoutait attentivement les paroles de Sébastien et semblait même goûter cette fraîcheur subite, un peu comme ces plongeurs qui, revenant des profondeurs à bout de souffle, inspirent à pleins poumons l’air iodé de la surface.
Ce fut le garçon lui-même qui dut rompre le charme pour déclarer :
– Bon, il faut quand même que j’y aille. Ma mère ne va pas tarder à se demander si j’ai fait une fugue !
– Tu as raison ! Pardonne-moi de t’avoir retenu. A bientôt peut- être ?
– Pourquoi pas ! Moi aussi, il m’arrive d’être seul et de le regretter…
Lorsque Sébastien franchit de nouveau la grille du jardin, sa mère l’attendait, une lueur de reproche au fond des yeux.
– Tu as été bien long ! Tu ne le trouvais pas ?
Durant un court instant, le garçon se demanda s‘il allait confier ses premières impressions ou bien s’il devait remettre les confidences à plus tard. Il choisit de se montrer évasif.
– Si, si ! Mais comme le jardin est en friche, le ballon jouait à cache- cache…
– Tu as parlé au voisin ?
– Bien sûr ! Comment voulais-tu que je fasse autrement…
– Et alors ?
– Quoi alors ? Il m’a posé quelques questions, j’ai répondu de mon mieux et puis voilà !
La mère sentit la réserve instinctive de son fils. Connaissant son caractère secret et se souvenant fort à propos de ses récentes réactions, elle décida de s’en tenir là pour l’instant et de rengainer sa curiosité. D’ailleurs Sébastien s’était déjà éloigné, retournant à la remise ranger son ballon.
Vingt-trois heures sonnent au clocher lointain. Sébastien a ouvert la fenêtre de sa chambre sur une nuit crépitante d’étoiles. Il a toujours aimé rêver ainsi avant de songer au sommeil. Face à la lune qui se hausse à l’horizon, face aux étoiles qui palpitent et semblent lui faire de l’œil, face aux découpures sombres des collines, aux accents de la chanson douce des trembles qui frissonnent sur la rive de l’étang voisin, il s’invente des mondes secrets, des paradis à venir. Pourtant, ce soir ne parvient pas à ressembler aux autres car le garçon est distrait par l’entrevue de cet après-midi. Il a beau lutter pour s’en détacher, il n’y arrive pas. Le visage ascétique sous les boucles blondes, le regard ardent, les portraits torturés, reviennent sans cesse devant ses yeux qui papillotent.
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Soudain, vers l’est, une étoile filante raye la nuit de son trait de feu oblique. Il se souvient que sa mère lui a répété qu’il convenait dans ces cas-là de formuler rapidement un vœu. Il cherche ce qu’il va bien pouvoir souhaiter et soudain une idée le traverse comme une évidence.
– Comment ai-je pu ne pas y avoir songé plus tôt ? se morigène t-il entre ses dents tout en refermant la fenêtre.
Le lendemain soir, Sébastien fête ses onze ans. Contrairement aux années précédentes, il a obstinément refusé d’inviter des camarades. Sylvie n’a pas insisté. A l’heure du dessert, elle apporte le gâteau aux onze bougies sur la table de la salle à manger, en même temps qu’un paquet enveloppé de papier d’argent.
– Bon anniversaire mon chéri ! s’exclame t-elle en embrassant tendrement son fils qui lui semble préoccupé. Il rend des baisers qu’elle juge tièdes et me semble nullement ravi par le lecteur MP3 dont il parlait pourtant avec fougue. Il fixe intensément sa mère et la demande claque :
– Je vais peut-être gâcher peu cette soirée d’anniversaire et te faire de la peine mais il faut que je te parle très sérieusement. A vrai dire, j’attends de toi un autre cadeau d’anniversaire : j’attends simplement que tu me parles de mon père. Quand je dis parler, je me comprends. Je veux dire en évitant de me faire avaler des histoires toutes prêtes comme tu sais si bien le faire... Il faut que tu te fasses une raison ! J’ai onze ans, maman ! Dans quelques mois, je vais entrer au collège et je suis capable d’entendre la vérité. Comment veux-tu que j’arrive à grandir réellement si tu me prives de la moitié de mon histoire ?
Sylvie a rougi comme prise en faute. Maintenant, elle se sent désespérément seule et misérable. Son fils, son fils tant aimé, est en train de la tancer comme on gronde un gamin fautif. A travers ses larmes, elle répond dans un souffle :
– Tu es dur Seb ! Si je t’ai caché la vérité jusqu’à ce jour, c’est pour te protéger, c’est pour nous protéger ! …
– Crois-tu que le silence puisse protéger longtemps ? Regarde où nous en sommes arrivés. J’en crève aujourd’hui de ne rien savoir et toi tu pleures…
– Je pleure parce que, malgré tous mes efforts, je n’ai pu parvenir à oublier ton père. Je l’ai aimé, il m’a aimé mais quand il a su que tu arrivais, il n’a pas supporté. Il s’est enfui à l’étranger. Il m’a abandonné, il nous a abandonnés ! Sa trace est perdue à tout jamais. Voilà la triste vérité que j’ai essayée de te cacher…
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Sébastien a serré très fort l’épaule de sa mère, écroulée sur la table, terrassée par le chagrin. Il est sorti dans le jardin avec la sensation d’avoir du sable chaud dans la tête... Ainsi donc, la brume se déchirait pour dévoiler une étendue aride.
– Il faudrait que je me fasse à l’idée de vivre sans père ? a t-il murmuré ironiquement à la lune qui se dissimulait à moitié derrière un nuage joufflu.
Le mercredi suivant, Sébastien décida de passer à l’acte deux de sa réflexion. L’après-midi, il n’allait pas au collège et sa mère travaillait. Le garçon se retrouva très vite à faire tinter la clochette chez le voisin et eut la conviction que ce dernier l’attendait. Il l’accueillit en tout cas avec une ébauche de sourire et une franche poignée de main.
– Bonjour garçon ! Je t’ai attendu ces jours derniers et j’en étais à me demander pourquoi tu ne venais pas…
– Ben, j’ai eu pas mal de travail ces temps-ci ! mentit Sébastien.
Puis très vite :
– Et à la maison, on a eu une discussion sérieuse avec ma mère qui m’a mis la tête à l’envers…
Exactement comme s’il s’adressait à un vieil ami ou à un proche parent, Sébastien laissa le barrage céder, confiant ses doutes, ses espoirs déçus, sa quête évanouie aussitôt que précisée…
En face de lui, à califourchon sur une chaise paillée, Michel l’écoutait avec gravité, mesurant parfaitement la détresse qui sous-tendait les paroles de son jeune voisin.
Au bout de dix minutes de confession ininterrompue, Sébastien se sentit vidé mais dans le même temps, soulagé d’un poids terrible qui l’oppressait. Michel fit crisser plusieurs fois sa barbe blonde dans la paume de sa main droite, toussa plusieurs fois et, semblant revenir de très loin, parla d’une voix détimbrée :
– Je t’ai bien écouté Sébastien et je n’ai aucun mal à prendre la mesure de tes tourments. Si ça peut te rassurer, dis-toi bien que le fait d’être adulte ne résout pas tous les problèmes non plus... En fait, ce serait plutôt le contraire ! Tu te demandes certainement pourquoi je passe ma vie loin du monde à peindre la douleur et la tristesse ? Et bien, aveu pour aveu, moi aussi je traîne derrière moi les casseroles encombrantes d’une histoire ancienne. J’étais fiancé avec une jeune fille de mon âge. Nous nous aimions et bâtissions des projets d’avenir. Un soir, en rentrant à pied chez elle, elle a été fauchée par un chauffard ivre et a été tuée sur le coup. Pour ses parents comme pour moi, la vie s’est écroulée... Eux ont réagi à leur façon : ils ont vendu la maison du malheur qui leur rappelait trop souvent l’absente et sont partis s’installer à six cents kilomètres d’ici. Depuis dix ans que le drame est arrivé, je n’ai plus jamais entendu parler d’eux... Moi, je suis resté seul, seul avec cette douleur lancinante ancrée en moi... J’aurais souhaité rejoindre Noémie, là tout de suite... Mes larmes et ma détresse n’ont pourtant pas empêché le temps de passer. Mon chagrin a pris une autre couleur en même temps que je me racornissais comme un vieux cuir usé... Je suis tombé dans une sorte de mélancolie hébétée. J’ai arrêté mes études d’histoire, j’ai fui le monde et je me suis mis à peindre la couleur de mon âme. Tu comprends maintenant le pourquoi de ces visages tourmentés ? C’est la seule façon que j’ai trouvée d’exorciser mes vieux démons. Autant dire que le remède ne s’est pas avéré très efficace... De toute façon, à quoi bon ! L’amour est mort en moi et plus jamais ne n’aimerai... Je me contente de vendre quelques tableaux et de survivre, rien de plus…
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Sébastien avait reçu l’impact du message avec une acuité qui le désarçonnait. Une envie irrépressible naissait en lui. Il l’exauça en en se levant brusquement et en comblant la distance qui le séparait de Michel pour se jeter dans ses bras.
Juin continua de dérouler ses journées dans la lumière d’un été précocement installé. Sébastien avait retrouvé son allant et sa mère se réjouissait de le trouver beaucoup plus calme et détendu, le soir, lorsqu’elle rentrait de la pharmacie. Plus aucune question embarrassante n’était venue troubler leur intimité et Sylvie se prenait à espérer qu’après la révélation douloureuse de l’absence, l’acceptation était en cours... Il y eut bien quelques échappées vers la maison d’à côté qu’elle ne put faire autrement que de remarquer... Mais ce qui retint surtout son attention, c’est que son fils en revenait avec un entrain tout neuf, une sorte d’allégresse jubilatoire... Moyennant quoi, elle décida de faire comme si de rien n’était et d’attendre que son fils veuille bien l’éclairer sur les causes profondes de cette embellie.
La veille de la date tant redoutée par Sébastien, celui-ci, reprenant une ancienne habitude, vint se glisser, de bon matin, dans le lit maternel. L’œil se fit enjôleur et la voix caressante :
– Tu sais maman ! Demain pour la Fête des Pères, j’ai décidé que nous aurions un invité surprise à notre table. Ne me pose pas de questions, sinon c’est plus du jeu ! Sois tranquille, je t’aiderai à préparer un bon repas. Si le beau temps se maintient, nous le prendrons sous la tonnelle dans le jardin. On sera bien !
En ce dimanche matin tout pépiant d’oiseaux et bourdonnant de cloches, Sébastien s’est levé plus tôt qu’à l’accoutumée. Il est évadé une petite heure sur les chemins où rôdaient encore des haillons de brume, pour son footing dominical. Il a pris une douche revigorante et s’est vêtu de propre avant de préparer un copieux petit déjeuner pour deux, ce dont sa mère, au sortir d’une grasse matinée, l’a chaudement félicité.
Poussant le zèle à l’extrême, il est allé jusqu’à tondre la pelouse autour de la table du jardin. Il vient tout juste de disposer une nappe fleurie et trois roses rouges fraîchement écloses qui embaument, à l’aise dans leur vase d’opaline bleue.
Le couinement aigu de la grille annonce l’arrivée du mystérieux invité. Sébastien se précipite alors que sa mère replie le journal qu’elle parcourait et se lève, vaguement intriguée. Michel s’avance vers eux. Il a domestiqué ses boucles folles et endossé un seyant costume de toile claire. A la main, il tient un somptueux bouquet de fleurs sauvages qu’il a du aller glaner très tôt le matin, à l’heure où la rosée les protège du spectre de la fanaison. Le pli amer au coin de sa bouche s’est effacé et ses yeux verts ont perdu la lueur glauque qui les habitait auparavant.
Les deux hommes se serrent virilement la main et Sébastien joue les huissiers de service :
– Sylvie ma mère... Michel, notre plus proche voisin .
– Ah ! Très bien ! sourit Sylvie qui commence à comprendre. Bonjour Michel ! Soyez le bienvenu !
– Bonjour... Madame...J’espère que je m’abuse pas de votre hospitalité. Mais votre fils a tellement insisté que je n’ai pas cru devoir lui refuser ma présence…
– Non, non, au contraire ! Nous recevons très peu de monde, savez-vous ! Vous ici à notre table, c’est un peu le cadeau inattendu de ce jour de fête... Car c’est fête aujourd’hui, n’est-il pas vrai ? Du moins dans les familles normales…
– Maman, je t’en prie ! Pas de mines attristées en ce jour ! Comme se plaît à le dire notre maître de CM2 qui raffole des citations latines : « Carpe diem... «
Les bulles dansantes du champagne qui montaient en corolle dans les flûtes s’évadèrent de leur prison de cristal pour se retrouver en paillettes d’étoiles dans les yeux de Michel et de Sylvie qui en faisant plus amplement connaissance, en étaient peut-être à écrire la préface de ce qui pourrait, un jour, devenir leur histoire commune. La similitude de leurs amours brisées trouvait ici un retentissement inattendu en les sensibilisant à l’autre, aux peines endurées comme aux regrets stériles…
Sébastien se laissa aller sur sa chaise avec un soupir d’aise, clappa de la langue sur ce qu’il restait de champagne au fond de sa flûte et se prit à échafauder un rêve raisonnable :
– J’ai probablement perdu mon père à tout jamais mais j’ai sûrement trouvé un ami très cher et qui sait... peut-être même un peu plus...