16h 45 : sa silhouette se profile à l’angle de la rue. Il marche lentement, de ce pas vacillant et mesuré que confère le poids des ans. Il a remonté le col de son long manteau pour mieux se protéger du vent glacé mais rien jamais ne pourrait le faire rater cet invariable rendez-vous, ni le vent, ni la pluie, ni même la morsure du froid au plein cœur de l’hiver.
Comme chaque jour, il s’assied sur le banc au moment où la sonnerie de l’école retentit, donnant le signal aux cris et à la course d’une horde de petits monstres déchaînés, une déferlante bruyante de bonheur et d’allégresse.
Au début, les parents venus chercher leurs bambins le regardaient d’un œil sombre et suspicieux. Que peut donc faire un homme de cet âge devant une école primaire ? Les commentaires allaient bon train : avez-vous vu cette lueur dans son regard lorsqu’il observe les enfants ? Il faut l’avoir à l’œil celui-là, on ne sait jamais ! Il suffit de quelques secondes d’inattention et on pleure son gosse toute la vie !
Puis peu à peu, son histoire s’est répandue de bouche à oreille et ils se sont habitués à sa présence. On l’observe de loin, on le plaint, compatissant. Mais surtout, personne ne l’approche, le malheur est peut-être contagieux, il faut rester sur ses gardes !
Mais lui, il ne remarque rien, assis sur son banc il attend, le regard figé sur la grille de la cour de récréation. Il se contente de sourire aux anges qui s’égarent autour de lui, les yeux brillants d’amour et de douceur.
Il est 17 heures, quelques attardés se dispersent, le silence, comme la nuit, tombe, envahissant la rue, gelant les cœurs et les souvenirs. Alors, il se lève, un peu plus voûté qu’à son arrivée et rentre chez lui du même pas traînant, portant sur ses épaules le poids du passé.
Devant lui, éternelle, une petite fille vêtue d’un manteau rouge marche en équilibre sur le bord du trottoir, les bras tendus, funambule inconsciente.
Elle se retourne en riant avant de s’évaporer doucement. Impuissant, il tend une main qui se referme sur le vide puis anéanti, vaincu, il rend les armes.
Dans ses yeux, il neige comme il neige dans son cœur, une poudre blanche et fine qui ronge son âme et distille son poison dans ses veines trop bleues.