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La main sur la grille, le petit Antoine, essoufflé d’avoir couru, marqua une hésitation avant de pousser le portail : curieusement, il lui semblait qu’il se trompait de maison.C’était d’autant plus surprenant que dés lors qu’on parlait de la maison d’Antoine, on disait d’ordinaire : « La belle maison blanche en face du lavoir » . On ajoutait aussitôt, sur le ton de l’évidence : « Vous savez, celle avec les roses et la grande grille... ».Là tout était dit ! A l’autre de se débrouiller :« Le Docteur Scoffier, je vous prie ?....- Le dentiste ? Tout droit. La-belle-maison-blanche- en-face-du-lavoir... Vous verrez, il y a des-roses-et-une-grande-grille. Vous ne pouvez pas la louper ! »Effectivement, on ne pouvait pas la louper, ni la confondre avec une autre. Et pourtant...Antoine scruta le jardin au travers des barreaux : sa trottinette était là, affalée dans le carré de trèfles, prés du soupirail. Rassuré, il se hissa sur la pointe des pieds, fit jouer le bouton de cuivre de la poignée et se faufila entre les battants du portail qui le saluèrent d’un piaulement poussif et familier.En trois enjambées il gravit le perron, se retourna et considéra, l’une après l’autre, les rampes aux vénérables balustres, d’un air dubitatif : La présence de lichen et de mousse humide qui tachaient la pierre par endroit rendait impossible la moindre glissade... Il renonça à toute velléité, non par crainte des représailles, mais par esprit pratique.A peine dans le hall, sa mère l’accueillit avec un tel débordement affectif et une telle admiration, qu’il se demanda un instant si cela le concernait lui, ou la blancheur immaculée de son short.- Antoine, mon chéri ! Mon cœur ! Te voilà déjà... Mon Dieu que tu es beau ! Entre vite, ne laisse pas entrer la chatte...Madame Scoffier, qu’un maquillage conséquent parvenait à maintenir dans l’apparence d’une quarantaine certes éprouvée, mais néanmoins distinguée, semblait s’extasier au quotidien du bonheur parfait que lui procurait une existence parfaite, idéalisée depuis sa plus tendre enfance : Des rideaux à chaque fenêtre, des parquets sous la cire, des coussins ornés de fine dentelle, des cuivres à astiquer ( le travail d’Ana, sa fidèle femme de ménage - une perle ! ), des porcelaines de chine, des miroirs, beaucoup de miroirs, quelques miniatures, une bibliothèque austère, deux enfants ravissants, bien élevés, polis, charmants, pleins de vie, le cœur rempli d’amour, le nez de végétations, des amis délicieux, des mondanités, des services rendus - parfois rendus publiques - des actions de grâce, une paroisse reconnaissante, un toit refait à neuf, une façade blanche repeinte en.... blanc, un mari formidable, amoureux, attentif, viril, amant, la nuit, le jour, reconnaissant, reconnu, réputé, installé, assis, respecté... Une vie de rêve !Ainsi donc, Mme Scoffier, Suzanne de son prénom, qui jadis faisait se retourner les têtes boutonneuses sur son corps adolescent, aux galbes les mieux distribués et savamment mis en valeur, avait toujours nourri le secret désir de parvenir à s’extraire bien assez tôt de la condition modeste où l’avait fait naître l’infortune du sort. A présent, elle savourait au quotidien le spectacle de ces mêmes têtes s’incliner devant cette somme de respectabilité qu’elle incarnait.Pour ce petit bout de femme parvenue au pinacle de ses espérances, là où le rang social s’exhibe comme des rangées d’un collier de perles, le bonheur avait élu domicile ad vitam eternam dans cette grande maison blanche, entourée de cette grille majestueuse, laquelle, tel un rempart, les protégeait, elle et les siens, du malheur et du bonheur des autres, comme de leur médiocrité.Après un tendre baiser sur le nez, un autre sur le front, Antoine, visage offert, se laissait docilement retirer les traces de rouge à lèvres déposées sur sa peau encore moite de transpiration, humant à chaque passage, avec délices, le petit mouchoir délicatement parfumé de sa mère. Un parfum poudré, rare, dont les réminiscences olfactives le marqueraient à jamais ; du moins le supposait cette mère aimante, soucieuse du bien-être de sa progéniture jusque dans les moindres détails.Sa toilette achevée, Antoine demanda :- Papa a fini ?Question rituelle dont il connaissait déjà la réponse :- Papa travaille mon chéri.Au ton enjoué de Mme Scoffier, on devinait combien cette femme était ravie qu’il en fût ainsi aujourd’hui comme les jours précédents et sans nul doute comme les jours à venir.°°°
Il est un fait que le Docteur Scoffier ne manquait pas de bouches, tant à nourrir qu’à soigner ; les unes étant contentées par ce que rapportaient les autres.En l’occurrence, l’art dentaire de ce praticien était fort apprécié par quantités d’amateurs et, au fil des années, l’émail se transformait en or. Alchimiste malgré lui, le père d’Antoine était devenu orfèvre, au grand ravissement de son épouse dont le cou, les poignets et les doigts s’ornaient à chaque anniversaire de bijoux « faits maison » pour ainsi dire, mais qui n’en étaient pas moins somptueux ; leur éclat n’avait-il pas autrefois rehaussé d’autres têtes... couronnées ?Mais les talents de Jean-Hubert Scoffier ne se bornaient pas à ce seul domaine :Ce diable d’homme, petit, sec, assez bien fait de sa personne (si tant est qu’on apprécie les hommes à moustache et barbichette), débordait d’énergie.Amoureux de la petite reine depuis l’enfance, il pédalait comme d’autres se brosse les dents : vite et avec force ! Les côtes les plus rudes, il les gravissait en poussant des petits « han... han... » nerveux et efficaces qui finissaient toujours par décourager ses compagnons de route. Il se faisait alors un plaisir de les distancer, délestant ses mollets de toute compassion inutile, pour ne plus songer qu’à être le premier arrivé au sommet. Et quand bien même sortait-il pédaler seul, il se lançait des défis redoutables, parfois sous un soleil de plomb, ou sous des trombes d’eau ; nul n’était là alors pour lui voir la bouche tordue par l’effort, la douleur ou la rage de vaincre, le nez dans le guidon, les doigts gantés crispés à ses poignées. Et toujours ces petits « han... han... » obstinés, répétés à l’envie, auxquels faisaient échos dans son crâne des « bravo... bravo champion ! » qui le mettaient dans des transes secrètes et le grandissaient, le grandissaient, le grandissaient encore jusqu’à ce qu’il se sente devenir le plus puissant, le plus beau, le plus irrésistible des hommes, parmi ceux qu’il côtoyait, ou rêvait de côtoyer. Il y avait dans ce comportement d’ordre pulsionnel, quelque chose du registre de la sexualité, assurément. Il en convenait. Mais pouvait-il raisonnablement s’avouer à lui-même qu’aimer ainsi le mâle dans l’effort, dénotait un penchant certain pour... comment dire, une attirance pour...Bah ! À quoi bon se torturer l’esprit ! Voilà bien une chose inutile quand on pédale.°°°
Mme Scoffier entendit la porte du cabinet dentaire se refermer sur le dernier patient de la matinée.- Jean-Hubert ?- Hmm ?- Le petit est là.- Je me lave les mains. J’arrive.°°°
Non, Jean-Hubert Scoffier n’avait pas à se torturer l’esprit : Il était satisfait de la vie qu’il menait et cela lui suffisait.L’essence même de cette satisfaction tenait à la tournure d’esprit du bonhomme : Il était méthodique, aimait l’ordre et la précision.Ainsi par exemple, passionné par les campagnes napoléoniennes, il lui arrivait de s’isoler - hélas trop rarement à son goût - pour jouer à la guerre avec ses soldats de plomb, dans le grenier aménagé par ses soins en champ de bataille. L’endroit, jalousement gardé, dont lui seul avait la clé, abritait quantité de figurines peintes à la main, des pièces d’artillerie, des régiments d’infanterie, des escadrons de cavalerie, des cantinières, des aides de camp, des maréchaux... Pas un tambour qui fût dépourvu de ses cordelettes, pas un drapeau qui manquât à sa compagnie... L’Empereur lui-même était représenté plus d’une douzaine de fois, dans diverses poses et diverses situations, au combat, dominant ses troupes, ou à l’arrière, dénombrant les morts. Des morts, précisément, qui jonchaient les prairies de feutrine par dizaines et qui se vidaient de leurs tripes reproduites avec la plus grande minutie.Chez Jean-Hubert Scoffier, le sens de l’Histoire avec un grand « H », passait par le souci du détail et de l’authenticité.« Ah ! L’Empereur, l’Empereur... quel homme ! » songeait-il souvent. Que n’aurait-il donné pour pouvoir renaître sous ses ordres et le servir ainsi jusqu’à sa mort, enfin... du moins jusqu’à l’exil !Jean-Hubert Scoffier, Maréchal d’Empire : cela sonnait si bien...Cette quête permanente d’authenticité, le père d’Antoine la manifestait enfin dans un registre radicalement différent, culinaire cette fois, qui forçait l’admiration autant qu’il vous mettait en appétit : La préparation des confitures.Transmises de génération en génération, recettes et traditions avaient trouvées en la personne de Jean-Hubert Scoffier le digne détenteur de leurs secrets, qu’il se gardait bien de divulguer au premier venu. L’éloge n’avait sur lui aucun autre effet que de déclencher un sourire plein de sous-entendus, d’où rien ne filtrait. A certains il accordait le loisir de l’observer - en silence - dans l’accomplissement de sa tâche : Fruits, sucre, citron, cannelle, marmite, temps de cuisson... A d’autres il consentait qu’ils l’accompagnent lors des cueillettes : Les mûres en Septembre, les marrons en Octobre les agrumes en hiver, les cerises au printemps... A ceux-là il accordait le privilège de goûter ses merveilles de confitures encore tièdes. Mais confronté à l’impudent qui espérait d’avantage, il refermait le placard aux délices d’un geste prompt et dissuasif. Magnanime à ses heures, il savait toutefois le contenter en se débarrassant d’un pot qui restait de l’année précédente, auquel plus personne de sa famille ne toucherait.La générosité de Jean-Hubert Scoffier, comme ses confitures, ses soldats, ou sa bicyclette, était un bien précieux qu’il fallait savoir apprécier à sa juste mesure : Il en usait rarement ; n’en abusait jamais.°°°
L’arrivée de Sirène et Pastille, les sœurs aînées d’Antoine, fut saluée par la grande horloge du vestibule qui sonna la demi de midi.- Mes filles, mes filles ! s’exclama enthousiasmée Mme Scoffier, en écartant les bras, comme si les demoiselles venaient de réapparaître après une absence de plusieurs mois. « Jean-Hubert, chéri, les filles sont là !... »Ces touchantes retrouvailles avaient le don d’irriter Antoine qui les trouvait « grotesques » (Il avait retenu le mot depuis qu’il l’avait entendu un jour prononcé par son père, sorti précipitamment de son bureau, l’air fort en colère pour réclamer le silence).Sitôt le Dr Scoffier enfin libéré de ses patients, on passait à table.Le déjeuner se prenait d’ordinaire à la cuisine, dans un échange coutumier de banalités confondantes, auxquelles Antoine n’accordait en général qu’une oreille distraite. Ce jour là cependant se produisit une chose tout à fait surprenante : Son père, dont l’attitude ne pouvait laisser supposer qu’il s’immiscerait dans la conversation tant elle paraissait l’ennuyer, s’inclina soudain vers sa mère et, d’une voix vibrante d’excitation, lui glissa à l’oreille :« Suzanne, as-tu remarqué la grille ?... Il me semble qu’elle commence à grandir ! »
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Sur le moment, Antoine crût avoir mal entendu, et confondu le mot grille avec le mot fille ; aussi se demanda-t-il laquelle de ses sœurs avait opéré une poussée de croissance qui méritât tant de sollicitude.Mais la réaction de sa mère le plongea dans un abîme de perplexité :« Jean-Hubert, c’est magnifique ! Toi aussi tu l’as remarqué ? Crois-tu qu’elle va grandir encore ?- Certainement. »Suzanne Scoffier ferma les yeux, joignit ses mains pour remercier le ciel.« Ooooh ! Cette grille est tellement superbe, déjà si grande, si noble, elle fait si... si...- Si riche.- Si riche ! C’est ça ! Oh mon Dieu, Jean-Hubert, comme je suis heureuse. Elle a dû prendre au moins quinze centimètres cette semaine !- Dix, tout au plus, n’exagérons pas... Antoine, finis ton assiette ! »On imagine aisément l’état d’esprit d’Antoine à cet instant : A ses côtés, un père et une mère en apparence sains d’esprit, deux sœurs à l’équilibre psychique contestable certes, mais sans surprise, les uns et les autres composant une famille ordinaire, conformiste, rationnelle... et tout à coup, crac ! une fêlure, une faille, l’absurde qui fait irruption sans crier gare dans le cadre familial et familier du quotidien sous l’apparence d’une grille, d’une chose totalement inerte, scellée dans la pierre, hérissées de pointes, une chose que la raison ne peut un instant supposer capable de croître du moindre millimètre !Antoine considérait ses parents avec atermoiement et incrédulité.Etaient-ils devenus fous ?Incapable d’avaler ce qu’il avait en bouche, il les entendait commenter les prodiges de cette herse ensorcelée, s’enthousiasmer de ses prouesses ascension-nelles, grisés par le prestige qu’ils allaient pouvoir en tirer, élaborer des projets grandioses, atteindre des sommets d’extase dans la certitude d’avoir assuré définitivement leur réussite sociale.Le ton s’animait, les voix se faisaient plus sifflantes, on piaillait autour de lui, ses sœurs s’y mettaient à leur tour, on pouffait d’excitation, on jubilait...« Antoine, mange ! »Il sursauta.Le visage empourpré de son père le fit frémir. Il ne le reconnaissait plus.D’un coup d’un seul ce matin là, le petit Antoine venait de basculer dans un univers incongru où les grilles grimpaient vers le ciel le plus naturellement du monde et où la vanité pouvait se mesurer en centimètres.°°°
De fait, la grille des Scoffier prenait bel et bien des centimètres de jour en jour.Il suffisait pour s’en rendre compte, de se poster sur le trottoir d’en face, à l’entrée de l’ancien lavoir, de s’asseoir sur la margelle du petit muret et de viser l’extrémité du barreau central du portail, dont la pointe effilée se projetait il y a peu de temps encore, au centre d’une lucarne arrondie ouverte au sommet de la façade.Au fil des jours donc, cette même pointe effilée qui servait de repère, allait en s’effilant d’avantage, jusqu’à dépasser la lucarne, au risque (mais ce n’était qu’une illusion d’optique) d’embrocher le toit.Antoine, bien forcé d’admettre la réalité de l’étrange phénomène, s’était lassé d’obtenir la moindre explication de ses proches, lesquels faisaient mine de l’ignorer ou, pire, lui témoignaient une franche hostilité dés lors qu’il se montrait insistant.Il se sentait isolé à vivre ainsi dans l’incom-préhension. Cela le rendait malheureux.Assez vite il établit une corrélation entre la vitesse de croissance de l’ouvrage et l’attitude de ses parents : Que l’un deux fasse état de leur bonheur ou étalage de leurs biens à telle ou telle connaissance (laquelle ne leur demandait rien) et immanquablement, la nuit suivante, on pouvait entendre un tiraillement râpeux, une plainte étouffée, un vague bruit de ferraille tordue, pliée, repliée, laminée, animée de vibrations secrètes montant comme une sève jusqu’à la pointe de chaque barreau. Le lendemain, à la première heure, le Docteur Scoffier, en pantoufles et robe de chambre, muni d’un double décimètre, d’un bâtonnet de craie blanche, parfois d’un parapluie, s’empressait de mesurer le gain de prestige depuis son dernier relevé.Certains jours Antoine l’entendait pester de rage quand rien n’avait bougé. Ces jours là, Jean-Hubert Scoffier se montrait plus nerveux avec ses patients. Il n’hésitait pas à en tyranniser certains pour peu qu’ils n’aient rien remarqué des progrès de la grille. Les malheureux restaient la bouche ouverte durant toute la séance de soins, sans pouvoir déglutir ni cracher, encore moins protester, sentant bien le risque qu’il y avait à le faire, sous le regard fiévreux de cet homme à la respiration bruyante, maniant la fraise sans répit. Ils ne bronchaient pas, osaient à peine faire la grimace ; ils bavaient et transpiraient en silence.Mais heureusement ces patients étaient l’exception. La plupart, en connaisseurs sans doute, saluaient la performance de l’ouvrage d’un mot gentil avec une pointe d’envie. En fait tout le village avait fini par être au courant ; on ne parlait plus que de ça au marché, chez les commerçants, entre amis, dans les soirées. Riches et pauvres, jeunes et vieux, tous succombaient à la magie du sortilège, surveillant secrètement leurs clôtures dans l’espoir d’y percevoir un frémissement annonciateur de gloire, ou lorgnant celle du voisin, redoutant qu’elle prenne de l’avance.Ah ! Susciter, l’envie, la convoitise, quelle sensation grisante c’était ! Jean-Hubert Scoffier se frottait les mains après leur départ. Du haut de son perron il contemplait sa grille. Comme un apothicaire prenant le frais, il caressait sa barbichette un moment, admiratif.Il puisait dans l ‘émouvant spectacle une forme d’énergie qui le galvanisait littéralement au point, certains jours, de provoquer en lui un début d’érection. Qu’il croisât alors Mme Scoffier dans le hall, aussitôt il se jetait sur elle et l’étreignait durement dans un feulement rauque et un lot d’insanités obscènes. Conquise par le sauvage, la maîtresse de maison échangeait avec son époux un bref, torride et rougeoyant baisé qu’ils répétaient jusqu’à en perdre haleine.Le couple connu ainsi des moments exaltants. Suzanne Scoffier, rassurée sur l’intégrité de ses charmes et la bonne santé de son mari, consommait un bâton de rouge tous les deux jours.
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En six semaines la grille des Scoffier avait gagné plus d’un mètre. Elle en gagna d’autres et d’autres encore, jusqu’à ce que ses dizaines de barreaux, dressés tels des piques immenses, en vinrent à dominer la toiture.Que de détermination et d’obstination il avait fallu pour en arriver là. ! Quel courage avait été celui de cette famille pour endurer toutes ces nuits sans sommeil, durant lesquelles les murs de leur demeure résonnaient de ce remugle ; car non seulement la grille ne cessait de croître vers le ciel mais elle semblait le faire aussi sous terre, envoyant des racines de fer se mêler à celles, bien vivantes, des platanes du boulevard.Quand on pense à la somme de fatuité et de suffisance nécessaire pour parvenir à un tel résultat, on mesure à quel point les Scoffier s’étaient montrés méritants. Leur maison était devenu une curiosité ; elle attirait les touristes de passage.De la fenêtre de sa chambre Antoine, consterné, regardait ses parents poser pour les badauds et les journalistes qui se pressaient par delà la grille.« Mme Scoffier, écartez vous un peu, votre visage est à l’ombre.- Comme ça, ça va ?- Epatant ! Ne bougez plus, Ne bougez plus.- Et... Et moi ?- Vous aussi Dr Scoffier, décalez vous un peu vers la gauche. Là, ne bougez plus. Prenez simplement la main de madame votre épouse et baisez là.- Euh... comment... Comme ça ?- Non, la main. Seulement la main. C’est bon, ne bougez plus, c’est génial. GE-NIAL ! Henri, on la refait celle là. A moins que... On peut entrer ?- Hélas, le portail est bloqué.- Bloqué ?... »Suzanne Scoffier désigna la grille, d’un air embarrassé.« La serrure est disloquée. Il faut escalader.- Vous voulez rire ? »Mme Scoffier parlait le plus sérieusement du monde. Elle se sentit rougir. Bien qu’il lui en coûtât il fallait se rendre à l’évidence : à force de grimper, la grille les avait recouverts, eux et la maison, ne leur laissant d’autre issue qu’un orifice circulaire au dessus du toit. Encore fallait-il se montrer agile et téméraire pour oser s’y risquer.« Il vous faudrait une corde et une échelle, dit-elle au journaliste, cherchant l’approbation de son mari.- Une échelle ! Mais, vous même, pour entrer et sortir, comment faites vous ?- On ne sort pas.- Pas même pour faire vos courses ?- Non. Les voisins s’en chargent.- Et les enfants ? Ne vont-ils plus à l’école ?- Ils prennent des cours par correspondance.- Soit. Mais les clients de votre mari ?- Mon mari ne prend plus de clients.- Il a cessé toute activité ? »Suzanne Scoffier eut un petit rire nerveux. Elle réajusta son corsage, adressa un regard plein de malice et fierté à son mari.« Pas toutes, non... »Se sentant directement concerné, Jean-Hubert Scoffier estima nécessaire de préciser, prenant un air sérieux :« Nous vivons de nos rentes. Cela nous suffit.- Mais à quoi bon avoir des rentes, si vous ne pouvez pas en profiter ?- Ca nous regarde », répliqua Mme Scoffier, avec aplomb. Elle quitta précipitamment le perron sans plus d’égard pour son interlocuteur et se dirigea vers ses filles, qui s’affairaient, accroupies près de la grille.« Sirène et Pastille, combien de fois devrais-je le répéter : Cessez de vous bourrer de cacahuètes !- Mais maman, on nous les jette ; se serait dommage de ne pas en profiter.- C’est ridicule. Vous voyez bien que ça contrarie votre père. Comme si vous manquiez de quoi que ce soit ... Un peu de décence tout de même. Rentrez immédiatement ! »Incapable d’en supporter d’avantage, Antoine abandonna son poste d’observation. Ses jambes ne le portaient plus. Il s’affala sur son lit.Cela faisait des semaines qu’il vivait cette situation infernale. Il ne le supportait plus. Comme le reste de la famille il évoluait en vase clos, coupé du reste du monde, privé de ses camarades, mais il semblait être le seul à en souffrir. Et encore, là n’était pas le vrai problème. Il ne connaissait pas grand chose de l’existence, et peu lui importait de devoir vivre le reste de celle-ci emprisonné dans une cage, comme ces canaris offerts par sa mère pour ses sept ans. Après tout, eux même parvenaient encore à chanter, malgré tant de bêtise autour d’eux. Non, ce qu’il ne pouvait admettre c’était l’attitude de ses parents, de ses sœurs, de ceux-là même qui l’avaient éduqué : Ils avaient voulu cette situation, ils l’avaient cherchée ; ils se réjouissaient à présent d’y être parvenus. Le monde pouvait s’écrouler autour d’eux, cela n’avait plus d’importance. Ils se pavanaient dans un univers vert-de-grisé, enferraillé, sous cloche, à l’abri des affres que connaissent les déshérités, les nécessiteux et les simples. A l’abri du besoin. Jamais on ne les considérerait comme des êtres ordinaires. Leur orgueil démesuré avait grandi dans la démesure ; ils étaient les premiers à s’en réjouir. Qui, parmi les hommes, méritaient d’être acteurs d’un tel prodige ? Nuls autres qu’eux.. Ils étaient les élus.Antoine sentit son lit trembler, puis ce fut le lustre de sa chambre qui se mit à vaciller à son tour, comme l’avaient fait ses jambes un instant plus tôt. Les yeux écarquillés, il fixa terrorisé la tapisserie jaune de la pièce qui laissait s’envoler les papillons et les trèfles qu’elle retenait ; une source jaillit brusquement du parquet ; les poils de Mako, la chatte, se hérissèrent, tandis qu’une pluie d’étoiles tombait dans l’encadrement de la fenêtre. Lorsqu’elle cessa, le ciel s’obscurcit et la nuit s’installa sur Antoine. Il frissonna. La dernière image qu’il enregistra fut une trace de sang frais apparue sur le revers de sa main...Pouvait-il réaliser que ce sang provenait de son front qui venait de heurter violemment la grille du portail de la maison ? Une grille toute banale comme il en existe tant, embourgeoisée de volutes piquées de rouille, où se fânent les roses et les glycines ; une grille aux pointes orgueilleusement dressées vers le ciel, certes, mais qui n’avaient pas gagné le moindre centimètre depuis la forge...Un accident de trottinette, une méchante bosse à la tête, c’est si vite arrivé quand on est un petit garçon...C’est alors seulement qu’il perdit connaissance.