Le village décrit dans ce récit n’est pas imaginaire. Il existe réellement, quelque part dans le massif de la Chartreuse, et sa traversée m’a toujours inspiré les plus sombres pensées, les plus noires idées.
Lors de mes trajets sur Valence, je traverse un petit village alourdi par le deuil. Là-bas, tout semble vivre au ralenti, la vie paraît s’excuser d’être présente, d’avoir vaincu la mort. Pour les habitants, le temps s’est comme arrêté sur ce terrible soir de novembre, il y a plus de trente ans. Je les vois longer péniblement les trottoirs, cherchant désespérément une raison d’avancer, attendre à la fenêtre qu’une ombre vienne les chercher, discuter en se rappelant le bon vieux temps, lorsque tout ceci n’était pas encore arrivé. Ils ont le regard lourd, l’oeil terni, les traits tirés. On ressent chez eux le malheur qui est venu frappé à leur porte cette nuit d’hiver.
Chose frappante dans ce village, tout semble graviter autour de la mort : les pompes funèbres se trouvent être le plus gros des commerces, l’église est démesurément grande, comme prête à accueillir toutes les larmes de la commune. Le brouillard trouve sa place à l’entrée du petit bourg la nuit, semblant prévenir le danger en nous enveloppant dans une couverture moite. Le Guiers, petit cours d’eau traversant les villages en amont, se retrouve baptisé "Guiers Mort". Les bâtiments sont gris et la place du village est encastrée entre deux routes à fort trafic. Le cinéma, seul lieu d’évasion, l’endroit où les jeunes peuvent se retrouver et oublier l’espace d’un instant leur triste condition, est juxtaposé à l’église, comme si l’oubli et la légèreté d’esprit étaient à jamais bannis de ces murs.
En sortant du village, quelque part sur la gauche, perdu entre deux forêts déboisées, un monument attire l’attention. Un bloc de granit s’élevant vers les cieux. Quelques noms sont gravés dans la pierre, avec des dates. A ses côtés, le vestige d’un portique rappelle qu’un lieu public se trouvait jadis ici. En prenant le temps de s’arrêter, nous pouvons aisément comprendre la cause de tout ceci.
Plus de trente années en arrière, une boîte de nuit permettait aux jeunes de la région de se retrouver le soir, de fêter la semaine passée, l’anniversaire à venir, les fiançailles d’un proche ou autres émotions d’enfants. Les jeunes gens étaient comblés de venir dans ce lieu récent et original. Celui-ci suscitait tellement d’engouement que les portes se trouvaient fermées passé une certaine heure, pour mieux se protéger des resquilleurs, et un tourniquet permettait de contrôler les allées et venues.
Un soir de novembre, une étincelle s’élança du chauffage, alors en pleine installation. Les flammes vinrent presque immédiatement ensuite, se répendant dans tout le bâtiment à la vitesse d’un souffle de vent. Les adolescents voulurent échapper à l’horreur, s’enfuir face au feu qui léchait déjà le mobilier. Ils trouvèrent la porte close et le tourniquet empêchait toute tentative de fuite. Ils durent s’abandonner aux flammes, se laisser brûler sans pouvoir agir.
Le lendemain, la boîte de nuit n’était plus qu’un petit tas de cendres fumantes, le sol jonché de corps sans vie. Au milieu de nulle part, comme sorti de terre, se dressait le portique encore intact de l’entrée. Le tourniquet qui avait empêché les personnes de fuir était devenu le symbole de cette tragédie.
Ainsi, si vous prenez le temps de vous arrêter lors de vos trajets sur cette nationale, vous apercevrez, coincé entre les deux forêts, la stèle dédiée à l’horreur, le granit dressé et le tourniquet, ultime vestige du drame passé. Vous ressentirez aussi toute l’abomination qui pèse sur ce village, comme je vous l’ai conté plus haut. Ayez une petite pensée pour ces victimes. C’était le 1er novembre 1970, trois seulement étaient majeurs. Ils étaient 142.