Deux heures ! Putain ! Deux heures pour faire huit kilomètres. En moyenne, un être humain fait du 4 km/h, par ses propres moyens. On aurait mieux fait d’y aller à pieds. Fait chier ! Deux heures derrière un gros connard d’Autrichien qui exhibe l’énorme arrière arrogant de sa pétasse d’Audi rutilante et probablement neuve, avec la clim. Moi, j’ouvre les fenêtres en espérant qu’il y ait de l’air frais. Mais y’en a pas ! Pas un souffle, pas un pet. Chaleur accablante. Ennui mortel.
Les enfants s’agitent et Catherine commence à me faire des reproches :
- Tu vois, si on était partis un peu plus tôt ...
D’accord, je me suis « isolé » quelques minutes, juste avant de partir. A peine un petit quart d’heure en fait. Mais pas forcément pour le plaisir. Si elle me cherche je lui parle des effets de sa piperade d’hier soir et je la défénestre. Les piments, il faut les prendre doux. Doux !
J’ai chaud, j’en ai marre de ce putain de bouchon, des gamins qui se tapent un peu dessus et crient, des reproches de Madame, de Gilbert Montagné à la radio et, pire que tout, j’ai mal à la rondelle.
Ca repart un peu ! Devant, Adolf nous gaze comme dans une tranchée avec une fumée noire de diesel ostro-machin marinée à l’arrêt. Pfouh ! Reuh ! Kof-kof !
Tout bas, ma femme le traite de salopard. Je descendrai bien pour laisser sur sa peinture métallisée impeccable un souvenir profond de son anschluss estival. A coup de marteau, de cric ou, même, simplement, du poing. Césariser son Audi, la rendre artistique, une sculpture de Dubuffet... Mais, à la réflexion, il est certainement plus grand, plus gros, plus gras, plus blond, plus musclé, plus fort que moi. Ils sont comme ça, non ?
Le dernier schleuh rencontré sur la plage avait du piquer le BullWorker de Schwarzenegger et soulevait sans peine sa titanesque Frida Oumpapa par dessus les vagues, comme si elle ne pesait pas son quintal choucrouté.
- Mais, Papa, il est pas allemand, lui ! dit finement mon aîné qui ne perd jamais rien des conversations adultes - un garçon qui souvent m’inquiète et parfois me désole : il est bon en maths et a des déductions holmiennes (ou holmessiennes mais ça sonne moins bien) sur tous les sujets, la vie, la mort, les choses, la géographie, tout ça !
- Tous teutons ! , je réponds, ce qui me vaut un magistral coup de coude de Catherine dans les basses côtes.
- Arrête avec ça ! C’est l’Europe maintenant. On est amis...
Ah ! Catherine ! Charmante nature ! Aimable femme aimante que j’aime pour cela aussi. Dois-je lui expliquer, ou, plutôt, lui redire, que la « dernière » n’est pas si loin et que mon enfance a été bercée des héroïsmes de mon grand-père - Boum ! Un train ! Tatatatata ! La colonne de Fridolins ! Pan ! Aie ! Je suis mort ! - dont on fleurissait la tombe chaque année, en procession silencieuse, presque sérieuse, recueillie, à la Toussaint, puis au 8 mai. C’est qu’on a résisté, dans la famille. On a caché des armes, des explosifs, des aviateurs anglais, quelques petits juifs. On a fabriqué des faux papiers, on a tondu à la Libération. Tout ça pour niquer les boches. La haine de l’Allemand, c’est familial, atavique, génétique. En plus de Papi, on a eu des gazés à la « Première », des qui sont revenus avec la gueule cassée, des qui sont pas revenus avec nom sur le monument devant la mairie. Merde, ça a beau être le passé, ça laisse ses traces. Et je ne parlerai jamais à Catherine de cette salope de Karen Schmidtmusser, ou quelque chose dans le genre. J’étais son petit franzöze de Biarritz, l’été 79. Joies de l’outre-rhin sur la côte basque. Cours de langue, réconciliation ensablée entre les peuples, exploration intense et mutuelle des lignes Maginot et Siegfried, Mitterrand et Kohl main dans la main, s’ils avaient été nus et enlacés.
- On s’écrit ?
- Ja ! Ja ! Sicher !
Salope ! Rien ! Pas une petite « briefe » ! Pas un mot d’amour ! Oubli total dès septembre paru ! Omelette rhénane ! Comme la norvégienne : chaude dehors, glacé au fond, et y faut pas gratter beaucoup.
Si tu rajoute là dessus douze mois de service militaire à Baden deux fois ...
- L’Europe, je l’encule !
- Quoi ???
- Rien ! Rien !
- Mais si, tu as dit ...
- ... que j’en ai marre d’être au cul à cul !
La petite dernière :
- Papa il a dit un gros mot !!!
Oui ma chérie ! Papa dit des gros mots, beaucoup de gros mots. Mais Papa est sous pression, tu vois. Parce que TES vacances, elles lui cassent les c..., heu !, les bonbons à Papa.
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D’abord il passe deux semaines avec Papi et Mamie et, ça, pour lui, c’est terrible. Il voulait aller à Marrakech ou à Saint-Domingue, se baigner dans des eaux limpides et se la couler douce dans un hôtel de luxe, avec des serveuses presque à poil qui lui apporteraient des cocktails sublimes au bord d’une piscine incroyable, et il se retrouve à Narbonne dans le bungalow des parents de sa femme. Ca fait un choc !
En plus, Papi et Mamie, il l’aiment pas beaucoup, Papa. Ils auraient bien voulu que ta mère en épouse un autre. N’importe quel autre, mais pas lui. Un médecin, un pharmacien, un kinésithérapeute ou un avocat, tiens !, même un prof de lettres, à la limite. Un type avec un boulot de prestige. Ils auraient pu en parler avec leurs voisins : « mon gendre le docteur ... Mon gendre qui vient d’être nommé au barreau ... Mon gendre avec sa chaire à la Sorbonne ... ». Papa gagne de l’argent, ma chérie, assez pour lui, pour nous tous, tu ne manques de rien. Mais pas assez pour eux. Ils disent, des fois, que Maman aurait pu arrêter de travailler si ... Bon, ils oublient que ta mère aime travailler, qu’elle aime son travail et que, jamais au grand jamais, elle ne serait restée à la maison comme une boniche, comme ces pétasses de filles des amies de ta grand-mère qui se font entretenir en couchant par leurs gros cons de mecs qui s’appellent Arthur ou Jean-Christophe.
Tu sais, ma chérie, on en parlé, avec Maman. Elle a dit :
- Plutôt crever tout de suite !
Ca c’est une vraie femme ! Et j’ai poussé un grand soupir de soulagement, parce que son salaire, il y a des mois où il nous aide vraiment. Mais tout ça c’est trop compliqué pour toi, ma petite caille. Tu as bien le temps de voir venir...
Papa est sous pression, aussi, parce qu’il faut tout le temps que vous fassiez plein activités et que le seul qui ait le permis pour vous emmener à la plage, au parc d’attractions, au lac, en forêt, dans les musées, les églises, les forteresses médiévales cassées avec des guignols costumés qui jouent au Moyen-Âge pour un salaire de misère, au poney club, au club de voile, à la piscine municipale ou à l’Aqua-Park, chez André-Jean et Pierre-Arthur, les affreux connards de bambins snobinards d’Arthur Anne-Sophie et Nadège Jean-Christophe (pour ne citer qu’eux), c’est moi ! Moi, moi, que moi !
Non ma chérie, Maman ne conduit pas la voiture ! Elle ne sait pas ! Elle n’a pas le droit ! Si, elle a pris des cours, beaucoup de cours ! Mais elle a raté l’examen. Cinq fois ! Après ? Elle était dégoûtée et elle a trouvé un chauffeur pour elle et ses gosses.
Donc, mes vacances, enfin !, vos vacances, sont pour moi un enfer automobile. J’arrête le boulot et je deviens chauffeur de taxi privé, dispo, taillable et corvéable matin, midi et soir !
Comment ça vous ne faites rien le matin ? Traite-moi de menteur aussi ! Et les courses ? Qui est-ce qui vous trimballe en ville pour le marché, le mini marché, le supermarché, le U, le Super U, ette, supérette ? Qui vous conduit jusqu’aux rues piétonnes, centre commerciaux, villes touristiques aux fantaisies « made in China », chez les vrais petits producteurs de ceci-cela, bios ou non ? Merde ! Ca n’arrête pas !
Bien sûr que j’aime ça, aller en ville et vous laisser faire votre shopping pendant que je vais boire une mousse au Central en lisant le journal et que c’est un vrai plaisir, mais si rare.
Mais, est-ce que tu as pensé que des fois, juste des fois, Papa aurait envie de se reposer, de ne rien foutre, de glander, de faire ne serait-ce qu’une grasse matinée, ou une sieste ?
Ca t’est déjà venu au saint-esprit ? Non ! C’est normal, ne t’en fais pas ! Ta mère, non plus, n’a pas été visitée. En septembre, elle dira, une fois de plus, à ses copines et ses collègues qu’elle a adoré nos vacances parce qu’on a fait plein de trucs.
- C’est bien simple, on n’a pas arrêté !
C’est vrai. Je suis crevé. Je suis raide !
Etrangement, ça repart, ça roule mieux.
- Qu’est-ce que c’est, Papa ? demande ma puînée, montrant au loin des lumières flashantes bleues et jaunes.
- Je ne sais. Probablement la police ou les pompiers.
Et ce sont les deux. Et il fallait au moins ça parce que deux bagnoles se sont salement embrassées au milieu de la chaussée. Sous des couvertures de survie dorées je vois cinq formes bien alignées et les secouristes qui font une sale gueule d’enterrement tout autour. Machinalement, je regarde les plaques des deux voitures : une belge et une hollandaise. C’était bien la peine de faire tout ce chemin pour mourir ici et ... pour créer un putain de bouchon de deux heures !
- Tes parents auraient pu acheter plus près de la mer, quand même !
- Ah ! Recommence pas avec ça !
- Non, mais ...
- C’était plus cher ...
- N’empêche, des sous, ils en ont !
Je sais, j’aurais pas du ! Chaque fois je me promets de ne plus le faire mais... Qu’est-ce qui m’a pris de lancer ce débat là ? Autant crier « vive l’OM » dans la tribune Boulogne du Parc des Princes ! Des coups à se retrouver cloué en pagne sur le Golgotha.
Jusqu’à l’arrivée dans la ville, Catherine me traite d’ingrat et veut que je reconnaisse que c’est vachement bien que ses parents aient acheté un « petit quelque chose » dans ce coin, elle me rappelle avec une amertume épicée que les miens, de parents, se sont isolés dans le Maine-et-Loire et que, pour le coup, ça craint sévèrement, que nous sommes bien heureux d’en profiter de cette maison dans le sud ...
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Ce qui me sauve c’est que, dès les premières maisons, commence la chasse à la place libre qui requiert la convergence de tous les esprits, de toutes les énergies, de tous les yeux. Je connais bien la ville et je sais que dans les petites rues derrière le front de mer il y a souvent de quoi se garer gratuitement. J’enfile quelques sens interdits, je klaxonne quelques piétons ensiestés, je me sais détestable mais ... je trouve. C’est pas très grand, voir même limite limite et je sais que mon coffre dépasse légèrement de la zone autorisée et empiète à peine sur un passage piétons.
- Tu vas quand même pas te mettre là ?
- Ben si ! Pourquoi ?
La plage n’est pas même à cinquante mètres, la voiture est à l’ombre et le restera - ce qui va m’éviter de la déguiser en soirée disco avec un pare-soleil réfléchissant vert orange du meilleur goût, ou, alors, de me cramer les mains sur le volant au moment du retour - la rue est calme, il y a le petit bar de Sandrine « la turbine » avec qui j’ai d’aimables accointances, le bonheur !
- Tu gênes !
- Mais non ! Vas-y voir si tu ne me crois pas ...
Catherine défait sa ceinture et sort de la voiture. Elle en fait le tour et remonte aussi sec.
- Tu vas prendre une prune.
- Ne dis donc pas de bêtise ! Il faut que les roues soient sur le zébra pour qu’ils verbalisent et là ...
- C’est ce que tu as dit la dernière fois et ...
- Ah ! Non ! La dernière fois, le gars a fait du zèle. C’était un petit nouveau. Ton père n’a eu aucun mal à nous la faire sauter, souviens toi ...
- Ben, oui, justement, la honte ! La honte !
Catherine reboucle sa ceinture.
- Je ne bouge pas de ce siège tant que tu n’as pas trouvé une VRAIE BONNE place !
- Catherine !
- Non !
- Cathy !
- Non !
Quand elle est comme ça, y’a rien à faire. Je redémarre. Immédiatement, dans le rétro, je vois une énorme Mecédes qui s’engouffre dans l’espace laissé libre.
- Putain !
- Maman ! Papa il a dit un gros mot !
- Quoi ?
- Il y a une Mercédes qui a pris la place. Ah ! Il a pas tes pudeurs le Schleuh ...
- Tu vas pas recommencer avec ça !
Un bon quart d’heure plus tard, je trouve une VRAIE BONNE place libre. Plein soleil, aussi éloignée de la plage que la terre de la lune mais je ne dépasse pas ! C’est sûr ! Au bord de l’autoroute, pas loin du carton bénéluxien, il n’y a pas pléthore de passages protégés.
Joyeux, les enfants descendent et se précipitent vers la grande bleue. Il est seize heures passé.
- C’est bien, dit Catherine, avec tout ça, au moins, le soleil tape moins fort.
C’est vrai qu’on risque plus un coup de lune qu’une insolation.
Dans le coffre je prends le gros sac avec les draps de bain, les changes, les produits de douche, les lingettes nettoyantes pour après la glace, les lunettes de soleil, les lunettes de piscine, les lunettes de vue de mon grand qui a juste une toute petite myopie et ne met jamais ses carreaux parce qu’il trouve que c’est ridicule, les livres, les brassards gonflables gonflés de la petite dernière, des litres de crème solaire, protection maximale, écran total, résiste à l’eau et au sable, des litres de crème après soleil pour que la peau reprenne sa souplesse d’antan, de trucs et de bidules inutiles. Tout cela pèse, évidemment, une tonne et achève de flinguer mon épaule droite, déjà endolorie par le magistral coup de chaud que j’ai pris en aidant beau-papa avant hier à bêcher son minable potager maladif.
Je plipe et retrouve ma gaie famille qui piaffe d’impatience de conquérir les flots.
- Claude !
- Oui !
- Les jouets de sable !
- Merde ! Tu pouvais pas le dire plus tôt ?
- Papa il a dit un gros mot !
- Hummmmmmmm !
Plipe. Coffre. Sac de jouets de plage, pelles, râteaux, seaux, petit ballon Tarzan, gros ballon Zidane, pelleteuse Majorette, engins de travaux Burago, poupées à baigner, poupées qui ne peuvent pas aller dans l’eau, Barbie pouffe et son yacht Saint-Tropez, les copines de Barbie et Ken l’abruti souriant, des cuillères, des assiettes en plastique, l’attirail au complet. Coffre. Plipe. Chargement sur l’autre épaule. Je ressemble à un âne mal bâté, à un roi mage lâché par les deux autres et qui ne veut pas priver le petit JC de sa myrrhe, de son or ou de son encens.
Quand nous traversons la ville, je sens bien les regards moqueurs ou compatissants. Lesquels sont masculins ? Lesquels appartiennent aux bombasses à la peau Nutella et aux seins admirables minimalement dissimulés sous un tissu de pénurie ? Putain !
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Enfin c’est le rivage. L’air y est doux, je pose mes sacs. Je dénude mes pieds. Le sable est soyeux, chaud-tiède, divin. Sensations de bonheur. Je me revois petit enfant, insouciant, prêt à me vautrer dans les vagues, le varech et la boue sans autre souci que de jouer, jouer, jouer encore.
Mes ouailles s’égaient et je les suis des yeux.
Ils zigzaguent autour d’une foultitude de tops modèles topless alanguies et dorées, vêtues presque uniquement de leurs lunettes de soleil. Joies de l’estive. D’autres Ferrari jouent au volley-ball et lancent la balle à d’admirables éphèbes aux dents blanches et parents bien pourvus. Plus loin, de joyeux jeunes gens se poursuivent gaiement et, lorsqu’ils s’attrapent, se frottent, s’encastrent en des parades impudiques, se roulent dans le sable, kamasoutrent en simulant des orgasmes féeriques, le bonheur dans une ambiance de Taj Mahal orangé.
Ma puînée, qui n’en rate pas une, essentiellement parce qu’elle ne regarde pas ce qu’elle fait ni où elle va, ensable, sans le vouloir et en passant, le visage d’une octogénaire revêche et flasque, la réveille et se fait vertement houspiller. La mégère me voit, comprend immédiatement la filiation et me claque sèchement :
- Vous pourriez faire attention à vos enfants ! me faisant comprendre par là même que c’est bien beau d’avoir trente secondes de plaisir mais qu’il faut assumer ensuite.
Bien sûr que je pourrais. Mais l’idée que mes gosses parachèvent le travail de la canicule de 2003 sur les peaux bien trop tannées me réjouit bien plus encore. Vas-y ma fille ! Ecrase là cette vieille bouse, saute à pieds joints sur ce vieux sac pourri, libère nous une retraite, une pension, une réversion, un loyer 48, une place à la maison Sainte Yvonne de Gaulle, vas-y, fais des heureux chez ses héritiers, débarrasse-nous de cette vioque, renouvelle les générations, massacre là, enfouis-la sous le sable, néfertitise la pour des siècles.
- Pardon ! Laurie, excuse-toi s’il te plaît.
- Excusez-moi Madame.
Sourire du débris, pur Polydent.
- Pas de quoi ma chérie !
Et voilà que, pour faire la paix, la momie cherche à embrasser mon petit cœur de ses labiales velues.
- Touche pas ma gosse, vieille merde ! Suppôt de Dutroux ! Catéchèse !
Au loin Catherine me fait signe qu’elle a trouvé de la place et agite les bras comme un sémaphore napoléonien. Elle a trouvé 20 cm2 pour nous entre un groupe d’adolescents footballeurs qui écoutent du hareinebi sur un blaster pourri et une colonie poisseuse de doryphores rouges et allergiques, donc boutonneux.
Il y a si peu de place qu’en étalant ma serviette je couvre de quelques poils le drap de bain Schumacher d’une Hilde vengeresse qui chasse l’intrus sans ménagement.
- Entschüldigung sie mihr ! que je dis, rassemblant les quelques idiomes germains gardés sans trop savoir pourquoi dans la boîte à bordel qu’est mon cerveau.
- Ja, Ja, Alles Klaaar ! qu’elle me répond, armée jusqu’aux dents, prête à bondir.
Et la Holstein - rouge et blanche - reprend massivement possession de son espace vital en pure éponge de Duisbourg.
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Les enfants - et Catherine fait alors partie de la petite troupe tant la mer la rajeunit d’un coup - sautent déjà dans les vaguelettes mousseuses du sac et ressac. Je finis de sortir les affaires. Il me reste, avant de les rejoindre, à mettre mon maillot de bain. Il est vrai que, après une courte mais fructueuse et heureuse réflexion, j’avais décidé de garder sur mes fesses au centre douloureux (souvenez-vous de la piperade !) du coton doux plutôt que de les enfermer à mariner dans un nylon bon marché.
Instinct de survie judicieusement appliqué mais qui m’oblige à ce moment à effectuer avec grâce cette fameuse danse dite de « l’écossais ridicule » qui consiste à se ceindre de la serviette précédemment étalée avec peine, de la rouler sous le ventre - montrant bien à toutes les sylphides que du ventre vous en avez - puis à perdre l’équilibre en retirant l’admirable boxer CK pour revêtir le détestable caleçon de bain gris et noir, probablement conçu par un Lagerfeld sous amphétamines.
La plupart du temps la serviette glisse, la plupart du temps, le danseur tangue comme un bateau ivre et, toujours, finalement, en vient à exhiber une partie de son service trois pièces sous les yeux amusés de celles (et ceux) qui aimeraient s’en servir un peu, quelques minutes sauvages et passionnées, mais aussi le regard courroucé des autres, mémères à chienchiens, cadres commerciaux déjà bronzés sous UV avant de partir, mères nombreuses et post-partum qui savent bien où tout cela mène et maîtres nageurs sauveteurs qui hurlent intérieurement et souffrent parce que le danseur possède, immanquablement, une collection bien plus impressionnante qu’eux - seuls leurs pectoraux sont plus développés, comme une publicité mensongère.
J’ai pris du poids par rapport à l’an dernier ? Non ! Au contraire. J’ai passé l’hiver sous carottes à l’eau, navets sans beurre et haricots verts sud-africains. De longs mois de privation. Résultat sur balance : moins vingt. Ouais, je sais, je peux faire mon fiérot. S’il ne m’en restait pas autant à perdre, je me sentirais presque comme David Hasselhoff dans BayWatch.
Mais, avec tout ça mon short de bain flotte tellement autour du corps qu’on dirait une Pampers 36XL ou une « Confiance » mini. Je sais qu’en entrant dans l’eau il va se gonfler comme un spinnaker débile et que je vais ressembler à une île emballée par Christo. Sous l’eau ? C’est bien simple, une nasse à plancton, crevettes grises, petits poissons divers, varech urticant, méduses perdues et détritus divers. Ca entre et ne ressort plus jamais. L’entrejambe extrêmement peuplé comme un squat porte d’Italie.
L’eau, justement, est assez chaude. Plus que dans la Manche à Noël mais pas terrible pour faire un expresso. J’ai du mal à entrer un orteil après l’autre. Je pense à ces deux passages délicats : les roub... bourses et le bas du dos.
Et si je restais sur la plage ? C’est bien aussi ! Je vais m’asseoir à côté de Hilde et, peut-être lui faire la conversation. Ou les ongles de pied ? Je peux aussi lui piquer son Gala teuton pour voir la gueule des « Kolossales » célébrités » schleues, Heinrich Kartoffel, Mathilda Wurst et la petite Heidi Heida qui sourit quand elle marche au pas de l’oie.
A moins que je me lance à parler théologie, cosmogonie, universalité de la pensée kantienne, avec le petit con coiffé comme Obispo qui, sûrement, s’appelle Kevin !
- Ah ! Putain ! J’le kiffe grave ce Kant !
Fait chier ! Poséidon, planque-toi, j’arrive !
Du pied j’écarte le rideau de saloperies diverses (algues mortes, poissons ventre à l’air, bâtonnets d’esquimaux, préservatifs usés ou sacs Carrefour « je positive », demi Badoit cabossées et l’addition) pour m’enfoncer sereinement dans le calme méditerranéen. Je vais mettre la tête sous l’eau pour ne plus rien voir et ne plus rien entendre que la musique d’Eric Serra dans le « Grand Bleu ». Pour ne plus penser à rien et ne jamais remonter. Pour, à mon tour, nager avec les dauphins en niquant Rosanna Arquette, ou l’inverse, je ne suis pas regardant aujourd’hui.
Ca y est, j’y suis ! Je brasse entre les guibolles de cyclistes amateurs et d’anorexiques chroniques, je contourne quelques Moby Dick salzbourgeoises, je recherche le large, là où je n’ai plus pied, où je retrouve ma tête.
- Claude !
- Paaaaaapa !
Où sont-ils ? Ah ! Oui, je les vois ! Pourquoi est-ce qu’ils m’appellent ? Ils n’ont pas l’air de se noyer. Alors ? Qu’est-ce que je fais ? Celui qui n’a rien entendu ? Celui qui avait de l’eau, un poulpe mort ou un os de seiche, dans les oreilles ? Et avec quelles conséquences ? Catherine est si belle dans son deux-pièces noir ! Je vais m’en approcher. Je vais lui faire un compliment.
- Tu es si belle comme ça !
- Pourquoi comme ça ? Parce que d’habitude ...
Ou alors, je vais ... lui caresser les fesses, et peut-être même les seins. Je vais arriver de sous l’eau, sans prévenir. Je sais bien faire ça. Et paf ! Main au cul ! Et, pouet-pouet camion ! Mains aux nichons ! Elle dira :
- Hum ! C’est bon, mon homme !
Et elle me laissera continuer. Peut-être même que nous irons nous isoler au large et que notre couple reprendra ses droits. Catherine sera extrêmement excitée, beaucoup plus que lorsque les enfants dorment dans la chambre d’à côté et ses parents au dessus de sa tête. Elle se donnera corps et âme, me dira qu’elle m’aime et n’aime que moi, qu’elle me veut en entier. Elle me guidera sur la route de la passion, sur les chemins de l’amour, dans le chenal de l’extase.
Oui ! C’est cela.
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Mentalement, je trace la meilleure route pour la rejoindre en sous-marin avec effet de surprise. Je prévois de reprendre de l’oxygène derrière la bouée éléphant où s’ébrouent une jeune maman et son blond rejeton. Après ... Tout schuss !
Même si ça pique les yeux, je regarde sous l’eau pour mieux tenir le cap. Première étape. Facile. Je respire. Je replonge. Dernière ligne droite. J’atteins les deux belles jambes de Catherine. Réserves d’oxygène ? C’est bon ! Profondeur ? Acceptable. Torpilles amoureuses ? Parées à lancer ! Je vise le creux du genou. A partir de là, ascension sans fin vers l’objet du désir. J’avance l’index. Contact !
- AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAHHHHHHHHHHHH !!!!!
La bouche de Catherine s’ouvre en grand et elle hurle. Son cri envahit la plage, le camping adjacent, les petits commerces du front de mer, fait taire provisoirement les grillons dans les pins et les vignes, effraie les oiseaux et les touristes belges, affole les Japonais du troisième étage de la Tour Eiffel et trouble la sieste de quelques Lapons acrobates au delà du cercle polaire.
Moi, je ne l’entends pas, enfin, si, je perçois comme un son dont j’ignore encore la provenance. Mais les jambes effleurées se dérobent et s’agitent, tentent de donner des coups et courent aussi vite que possible en direction du rivage.
Je sors la tête de l’eau.
- Coucou !
Catherine se retourne.
- Oh ! Merde ! Claude ! C’est toi !
- Ben oui, c’est moi ! Tu espérais quelqu’un d’autre ?
- T’es con, j’ai eu trop peur !
Je fais une sorte de moue mouillée dubitative.
- Ben oui ! C’aurait pu être une méduse ! Avec ta fille dans mes bras !!!
- Et pourquoi pas un requin, un orque ou un poulpe géant, pendant que t’y es !!!
Et je me marre franchement. Pas catherine.
- J’ai hurlé, c’est horrible ...
Une foule compacte se masse sur la grève et, main en visière, essaie de voir ce qu’il se passe, pourquoi la jolie fraulein a hurlé. Déjà le maître nageur sauveteur s’est précipité à l’eau dans son joli short maillot rouge et, à grand peine, nous rejoint, fendant les flots de ses courtes jambes velues. Catherine le voit et tente de lui faire des signes que tout va bien, que ce n’est pas la peine de nous faire une Alerte à Malibu pour si peu. Mais il ne voit rien. Il vient de plonger et se vautre dans un crawl médiocre et désordonné, quoique efficace.
- Ca va ma p’tite dame ?
- Oui, oui, c’est rien qu’une blague !
- Ce monsieur vous importune ?
Je regarde le court bellâtre au fond des hublots.
- Le monsieur, c’est son mari, tête de krill !
- Vous n’êtes pas très gentil...
- Vous êtes ridicule !
- Pourquoi vous dites ça ?
- Parce que les concours de t-shirts mouillés, c’est plus tard dans la soirée.
- Claude !
- Très drôle, Monsieur, très drôle !
Il s’approche et avance le bras pour m’attraper ou me frapper.
- Pas touche Tarzan !
- Je vais vous demander de sortir de l’eau.
Je me recule.
- Et pourquoi donc, cul de poulpe ?
- Parce que c’est moi qui vous le demande.
- Et ?
- Sur cette portion de plage, c’est moi la loi !
- Prout !
Catherine intervient :
- Ecoutez ! On va en rester là maintenant. Mon mari m’a fait une mauvaise blague et une grosse frayeur. Il va s’excuser.
- Jamais ! Plutôt crever !
- Sortez Monsieur !
- Pas question shérif !
- Claude, fais pas ta tête de mule...
- Ecoutez votre femme ...
Soudainement, rapide comme l’éclair, je leur tourne le dos et je plonge en beuglant un truc comme « No pasaran ! », parce que c’est le premier truc qui me vient aux lèvres, avec « Mort aux vaches et champ d’honneur ! » qui est du Prévert. Et j’ondule tout ce que je sais sous l’onde, sous la couche de varech maudit, sous les nappes de pétrole brut, sous les pollutions divers, sous les îlots compacts de crème solaire dérivante, sous les sacs Carrefour « Je positive ! » échappés de la décharge proche. Je suis fort en ça, en apnée dynamique. J’ai été champion d’Ile de France poussin, mini Mark Spitz, toutes nages, mini Weissmuller, mini Caron, dauphin d’argent et super hareng dans ma tendre jeunesse. Je me sépare d’eux à toute bombe. Et quand je reprends ma respiration, je suis loin et je crawl comme un damné, avec élégance, force et rapidité. Je laisse derrière moi des flots mouvementés, je trace un sillon digne d’une vedette de mafia albanaise. Direction ? Plein sud, pleine mer.
J’ai sérieusement largué les amarres, je le sais, je le sens, mais je ne peux plus m’arrêter. Je pense à ce que disait mon père :
« Quoique tu fasses, vas-y à fond ! »
Je nage, je nage. Je nage encore, des heures, mes forces s’amenuisent, une sorte de tiraillement, puis de douleur, m’attrape le bras gauche, remonte dangereusement vers l’épaule, me prend le cœur. Merde ! Une attaque ! Ma première attaque ! Moi qui rêvait de l’avoir au lit comme felix Faure !
Au secours ! Au secours !
Alors que mon avenir s’évade, je pense que, décidément, le sport, c’est pas bon pour la santé !