« La dernière ?
- Non, merci.
- Vraiment ?
- Vraiment.
- Tant pis, je la mange… »
Elle entrouvre ses lèvres, porte le fruit à sa bouche, fait mine d’hésiter un instant et, soudainement, le fait disparaître avec la jubilation d’un enfant qui satisfait sa gourmandise, prête à le croquer sans ménagement.
« Non ! Attendez !…. »
*
Elle s’appelle Helena. Nous nous sommes rencontrés la veille, par hasard, au musée de Céret, lors du vernissage de l’exposition Dufy. J’étais venu là pour tenter d’échapper un moment à ma solitude et rompre avec l’ennui que je traînais depuis des semaines, sans conviction à dire vrai et sans trop d’illusions.
Il y avait du monde. Son allure a tout de suite attiré mon attention. Comme moi, elle cherchait à s’isoler du groupe de personnalités affairées à échanger mondanités et potins du moment.
Sans le vouloir je me suis retrouvé dans un recoin du hall, où elle se trouvait elle-même, poussé jusque là par cette foule.
Nous avons échangé quelques mots de courtoisie, d’une banalité confondante pour ce qui me concerne et, très vite, insensiblement, un courant de sympathie s’est installé entre nous. Cela s’est fait naturellement, sans effort, comme s’il s’agissait non pas d’une première rencontre mais de retrouvailles amicales. Un heureux hasard, en quelque sorte.
En soit la chose n’a rien d’extraordinaire, mais compte tenu de l’état d’esprit dans lequel je me trouvais, la situation ne laissait pas de me surprendre, tant je suis de nature réservée, peu enclin aux bavardages où la spontanéité des propos doit être de mise pour rester dans la légèreté. Or, précisément, la légèreté était, dans le cas présent, tout à la fois ce que je recherchais et ce que je redoutais en présence de cette femme. Dire d’Helena qu’elle est une jolie femme ne signifierait pas grand-chose et renseignerait peu sur ce qui fait le charisme de sa personnalité. Elle a du charme, voilà tout. Cependant l’attirance que je ressens pour elle s’accompagne d’un sentiment d’étrangeté que je ne pourrais définir, si ce n’est qu’il me trouble...
Pour un observateur attentif il eut été facile d’affirmer alors que nous ne désirions pas en rester là, tant, nous manifestions d’enthousiasme à nous trouver ensemble et à nous découvrir quantités de points communs. De fait, après la visite guidée de l’exposition, elle acceptait mon invitation à déjeuner pour le lendemain.
Et nous voici attablés à la terrasse de l’hôtel restaurant Vidal, au cœur de la ville. Il fait un temps magnifique. Nous en sommes au dessert...
*
« ... Non ! Attendez ! »
Les mots ont jailli malgré moi. Une supplique venue crever à la surface d’un sombre océan telle une bulle remontant des abysses. Elle s’immobilise, me regarde amusée et surprise : « Oui ?... ».
Une goutte rubis perle à l’une de ses commissures. Du sang ? Le temps se dilate, ma gorge se serre. Je reste interdit, incapable de prononcer une parole qui expliquerait mon trouble et dissiperait le sien. Non, ce ne peut être du sang, une goutte de jus, tout au plus. Oui, c’est sûrement cela, du jus. Le jus de cette cerise ; identique au jus de dizaines, de centaines, de milliers d’autres cerises répandues à terre. Des nuages sombres défilent dans ma tête, ils dévorent une plaine dans un tumulte d’orage imminent. Mon cœur s’endigue, ma vue se trouble, je ne distingue plus sa bouche, je ne perçois plus son visage, ni rien de ce qui l’entoure, ni les fleurs de bégonias, plus loin, qui ornent la terrasse, ni les gens assis aux tables voisines, ni même le soleil qui irise les toits. Je ne vois que cette plaine du Palau, immense et changeante, griffée de vignes et de cerisiers aux branches engrossées par le dernier printemps, empourprées de pampres fragiles agrippées à elles comme des enfants aux jupes de leurs mères, qui attendent, fières et résignées, la main de l’homme qui viendra les cueillir. J’implore le ciel : « Mon Dieu, aidez moi, faites que ça n’arrive pas, pas maintenant… ».
Elle incline la tête sur l’épaule, en cherchant à capter mon regard.
« Jean ? »
Il me faut dire quelque chose, n’importe quoi, trouver une excuse à mon attitude. Je soutiens son regard, dans l’espoir d’ y trouver une aide, en vain. Je m’efforce de sourire.
D’un doigt j’effleure le dos de sa main, mais regrette aussitôt ma hardiesse :
« Non, rien… ».
J’ai parlé dans un souffle, mais est-ce bien ma voix ? Est-ce bien moi qui ai parlé ? Elle remarque que je ne souris plus, que je respire
mal. Elle pose sa main sur la mienne, inerte. « Jean, est-ce que ça va ?... »
Sa voix est une écharpe de brume. Comme la voix de ma mère penchée sur le visage décharné de mon père agonisant. J’entends les autres qui sanglotent derrière moi dans l’épaisseur de l’ombre de la chambre. L’homme n’en peut plus, il ne songe qu’à partir, déserter sa douleur, la priver de ses plaintes ; il laissera ceux qu’il aimait sans avoir jamais songé à le leur dire ; il laissera ses banastes d’osiers, sa mule et sa terre. Sa vie de bouchonnier est loin derrière, c’était il y a si longtemps, il était jeune encore ; mais sa vigne, ses cerisiers, eux, ils sont toujours là, ils l’habitent encore. Leur murmurerait-il un dernier adieu, comme à l’oreille d’une femme chérie, qu’ils l’entendraient, il en est certain.
« Jean, souhaitez vous que nous partions ?... »
Je tressaille à la question d’Helena qui m’observe, inquiète. Je libère ma main de la sienne et tente une diversion : Je lui offre une cigarette, qu’elle refuse.
« Un bel endroit, n’est-ce pas ? » dis-je d’un ton qui se veut léger.
Elle s’attarde à m’observer quelques secondes d’un air songeur puis se redresse sur son siège, ramène ses cheveux en arrière d’un geste que je ne peux m’empêcher de trouver gracieux, malgré le peu de disposition que j’ai à m’émouvoir de toute grâce de séduction à cet instant.
« Charmant ! » lance-t-elle, faisant à son tour disparaître toute gravité de son visage. « J’adore cette terrasse avec ces vieilles balustres ; et ces tables, regardez… Aucune n’est semblable aux autres, vous avez remarqué ?
- Oui. C’est original… » L’effort me coûte mais j’ajoute : « C’est Marc qui les a faites.
- Marc ?
- Le patron de l’hôtel. Je le connais bien. Un ami… »
Ami... Le mot résonne comme le glas qui s’égrène sur la place de l’église, noire du monde qui attend. Un à un je les vois défiler devant moi, les amis de mon père, venus lui rendre un dernier hommage, se courber sur ma mère, minuscule, d’une pâleur extrême, ailleurs. Les plus vaillants se sont proposés de m’aider pour la récolte. Je les ai remercié pour cette sollicitude ; je préfère me débrouiller seul. Ca prendra le temps que ça prendra. Je commencerai dès ce soir.
« Vous semblez connaître du monde à Céret, pour quelqu’un qui vit en Espagne… », note Helena sans faire cas de mon embarras. « C’est bien en Espagne que vous travaillez, n’est-ce pas ? À Barcelone ? »
J’acquiesce, priant intérieurement pour que mes démons s’éloignent. « Je suis photographe là bas…
- Photographe de mode, c’est ça ? ».
Je marque une hésitation. « Oui… Mais avant tout je me sens Cérétan ; je suis né à Céret, j’y ai grandi. J’y ai passé toute mon enfance et une partie de mon adolescence ; c’est la raison pour laquelle je connais pas mal de gens ici. Mais au fait... Comment savez vous que je suis photographe ?... »
Elle s’accoude au rebord de la table, le menton calé entre ses paumes ; elle sourit à nouveau. Un sourire d’indulgence, qui me dérange. Je reste désappointé, je semble l’amuser ; mais elle ajoute, avec une inflexion de tendresse dans la voix : « C’est vous qui me l’avez dit, hier, quand nous étions en admiration devant les confections de la maison Bianchini-Ferrier. Vous ne vous rappelez pas ? »
Je ne réponds pas. Je revois à nouveau cette plaine, et le Tech. Il est tard, trop tard pour récolter, mais j’ai promis. Je marche en direction du fleuve comme marcherait un automate. Un grondement sourd, chargé de menaces, me fait me retourner. L’ocre du chemin qui mène au casot, situé en bordure des cerisiers, paraît rendre au ciel assombrit toute sa lumière. Comme l’air, les pierres sèches attendent, immobiles ; les arbres se sont tus, leurs feuilles ont cessé leurs murmures. C’est le soir qui tombe.
J’appréhende ce premier retour à la cerisaie depuis la mort de mon père. Le calme qui y règne a quelque chose d’oppressant. Autrefois, ici, dans la journée on entendait des rires. Ça blaguait, ça chantait. Les plus vieux y allaient de leurs commentaires et faisaient des prévisions sur la qualité des fruits, en considérant les paniers remplis de hâtives, assis à l’ombre des feuillages ployant près du casot. Les enfants couraient ; ils jouaient, se racontaient des histoires ; ils échangeaient des secrets accroupis au dessus des fourmilières. Autrefois toute cette terre vivait de la vie de mon père, elle tirait d’elle toute sa force, son énergie, elle lui rendait toute sa générosité.
Autrefois…
La terre, travaillée avec la même attention qu’on voue à un enfant, toutes ces années durant, doit probablement savoir ce qui est arrivé à mon père. Elle s’endeuille à son tour ; je l’entends me confier sa détresse à chacun de mes pas. Je suis seul dans le champ de cerisiers et ne remarque personne dans ceux qui bordent le notre. A cette heure tous sont partis.
Flanqué d’une longue échelle, j’enjambe ses talus, parcourt la distance qui mène au premier arbre chargé de fruits mûrs, celui là même par lequel nous commençons habituellement la récolte. Plus loin se trouve celui que j’ai planté quand j’étais enfant. Je ne peux le voir de l’endroit où je me trouve mais je sais qu’il est quelque part, là bas, près du bosquet d’arbousiers qui figure la limite de la propriété.
Ça gronde à nouveau, là bas, au loin, au-delà des Albères. Ça semble venir de la mer.
Le ciel continue de s’assombrir ; L’orage qui s’annonce n’est plus très loin, en moins d’une heure il peut être là. Il faut faire vite, il n’a pas plu depuis des semaines. Il se peut même qu’il grêle, ce serait terrible.
Je m’avise d’un endroit où installer mon échelle, pour atteindre les plus hautes branches. La tête rentrée dans les épaules, tel un lutteur qui s’apprête au combat, j’enfile mon tablier en hâte et le noue de façon à lui donner la forme d’une bourriche pour y recevoir les fruits.
Maladroitement, je gravis les barreaux de l’échelle et enfourche le dernier en manquant de perdre l’équilibre, lorsqu’un souffle d’air humide fait frémir le feuillage et fait s’envoler les brindilles séchées qui jonchent le sol. C’est le vent d’Espagne qui s’engouffre, en bourrasques, charriant son tumulte. Déjà, je tends les bras et cueille avec empressement les premières cerises qui se trouvent à ma portée. Mes doigts s’activent d’une branche à l’autre, s’emparent avec fébrilité des bouquets pourpres, les font disparaître dans les replis du tablier, qui s’enfle au fur et à mesure. Mes gestes sont saccadés. Ils apprivoisent à peine ma douleur sans empêcher les sanglots qui me secouent par moments.
Les premières gouttes de pluie tombent alors.
Éparses d’abord, plombées, faisant un bruit mat de balles qui touchent leur cible lorsqu’elles s’écrasent sur les feuilles, puis en tir de plus en plus nourri, qui oblige à se mettre à couvert.
Renonçant à poursuivre, je quitte mon piédestal en maugréant et cours m’abriter dans le casot.
Ça tonne au moment où je pousse la porte de celui-ci.
Il y fait sombre à l’intérieur. A l’aide de mon briquet je m’avise d’un reste de bougie que j’allume avec difficulté en raison du tremblement de mes mains, dégoulinantes de pluie. Je constate que mon tablier s’est vidé de son contenu durant ma course.
Un sentiment d’impuissance m’envahit. De rage, je vais, je viens, de la porte entrebâillée au fenestrou, cherchant à évaluer la progression du déluge, en trébuchant presque à chaque pas sur l’amoncellement d’outils entreposés, tel un animal qui se heurte aux barreaux de sa cage. Pour ce que j’en distingue au travers des arbres, le mauvais temps, loin de se dissiper, ne cesse d’empirer. Par moment la lueur vive d’un éclair transforme les murs de mon abri en décor de théâtre, où chaque objet m’apparaît dans le détail, comme figé, pour disparaître aussitôt, à peine entrevu.
A l’évidence les choses ne vont pas en rester là. Que faire ? M’en aller rejoindre ma mère, restée seule à la maison, à qui j’ai assuré que je serai de retour assez tôt pour le dîner, ou patienter là jusqu’à ce que cette pluie s’arrête et tenter de ramener quelques kilos de hâtives, ces toutes premières cerises qui faisaient la joie et la fierté de mon père ?
Accablé, je me laisse tomber sur un tas de cagettes éventrées et m’efforce de réfléchir. Des bourrasques de plus en plus fortes secouent l’entrée du casot. La porte en bois qui a résisté un moment, cède brusquement et je sursaute au claquement sec de son battant qui heurte avec violence les cayrous du chambranle. Un souffle glacé, chargé de pluie et de feuilles mêlées s’engouffre alors dans la pièce et s’en va balayer chacun de ses recoins, avec l’aveuglement d’une soldatesque enragée ; il fait bientôt vibrer les tôles ondulées qui protègent le toit, menaçant de les arracher. Dans l’embrasure de la porte grande ouverte, la cerisaie dont les arbres ploient sous l’averse, m’apparaît, vulnérable et fragile comme un être abandonné. Il lui arrive de rayonner par moments d’une lueur sépulcrale tombée du ciel, fugace et inquiétante, dans un vacarme de canonnade qui semble redoubler d’intensité à chaque salve.
D’un bond, je suis sur la porte que je referme en jurant. Adossé à ses planches vermoulues, je sens mon cœur cogner. Il me faut récupérer un instant. La bougie s’est éteinte. L’obscurité est telle dans le casot qu’on croirait qu’il y fait nuit noire. Je frissonne dans mes vêtements trempés.
Mon père est mort. Je ne songe plus à bouger, ni à faire le moindre effort de pensée ; pourtant malgré moi les images se bousculent, les échos des voix familières résonnent en moi, me pénètrent, s’entrechoquent, se dissipent et m’atteignent à nouveau. Je reste là, campé, à les écouter, les bras écartés contre cette porte, avec l’illusion de former un ultime rempart à l’assaut de l’orage.
Un rempart dérisoire et vain. Mon père est mort et je pourrais imaginer, confronté à l’adversité, que la nature déchaînée se ligue contre moi ; qu’elle livre ses enfers, ses démons. A cet instant précis elle m’apparaît abjecte et méprisable dans ses excès, se livrant à une danse aux contorsions obscènes d’une Salomé impudique et perverse. Je l’entends qui gémit, qui rie aux éclats comme une démente, je l’entends pousser ses râles de jouissance autour de moi et je subis, sans pouvoir y mettre un terme, sa provocation immonde. Que puis-je faire d’autre, dés lors, si ce n’est la subir effectivement, m’affliger, pleurer, hurler ? Hurler bien plus fort qu’elle, jusqu’à couvrir ses grognements de putain magnifique ?
Alors j’ouvre la bouche et me mets à crier. Une plainte déchirante sort de ma gorge, de mes poumons, de mon cœur dévasté. Je la pousse au paroxysme, jusqu’à m’étourdir presque. Je maudis la terre entière, je livre ma haine contre ce Dieu que je croyais présent en moi, rempli de clémence, dont j’espérais qui m’aurait apporté son soutien sans demander de comptes.
Et là, privé de souffle à la fin, je n’implore plus, je bave et je pleure tout ce qui me reste de larmes à verser, durant un moment qui me paraît des siècles, l’âme dépossédée de toute humanité suppliante et de toute trace de foi.
Mais la nature n’a pas cette hostilité qu’on lui prête. Elle est seulement indifférente ; d’une indifférence superbe et grandiose aux affres des hommes. Elle ignore leurs craintes, leurs pleurs, leurs espoirs, leurs souffrances. Elle n’a pas de souvenirs, ne tient pas de comptes, elle ne sait ce qu’est la passion, la raison, le chagrin ; elle est juste présente, sans rien vouloir ni protéger, ni défendre ; aucun Cerbère ne l’assiste dans ses œuvres. Aux hommes de l’accepter telle qu’elle est, avec l’humilité et la sagesse dont ils sont capables ; à eux de s’obstiner ou de renoncer à l’accabler de tous les maux qui les affligent. La vie peut être vécue comme une injustice ou un triomphe ; elle n’est cependant qu’un accident, une ride, un vide qui se comble sans le souci de sa trace, une fumerole qui s’étiolera tôt ou tard, quoiqu’il arrive. Un orage, même le plus redouté, n’est rien d’autre qu’un simple orage ; un frémissement de plus ; sûrement pas une sentence prononcée par un juge céleste. Il n’y a pas de juges, pas d’accusés, seulement des témoins, et encore... : des témoins stériles, incapables d’accoucher du moindre bonheur qui les frôle, assurés pourtant de pouvoir instruire les générations à venir de leur expérience propre, et d’empêcher toute souffrance. Aveuglement que tout cela. L’homme doit faire l’expérience de la souffrance, de toute manière, pour s’affranchir du bonheur vécu ou à vivre, non pas comme s’il s’agissait d’un dû, mais comme d’une grâce, d’un cadeau de la vie, comme ça, pour rien, simplement parce qu’il lui est donné de vivre, sans en avoir fait le choix, tout comme vit un arbre, un caillou, une terre, ou n’importe qu’elle autre parcelle de nature, en acceptant sa condition, sans jamais se résigner au malheur, sans exigence autre, pour ce qui est de l’homme lui-même, que celle ordonnée par sa conscience propre. Juste ça, sa conscience d’humain, d’homme tronqué, d’homme en devenir, d’homme debout.
Et je reste là, debout, acculé dans ce réduit, avec pour seule clé sur ma vie, la mort de mon père. Il m’a fallu aller au plus profond de moi, racler ma douleur, l’extirper de ma gangue d’aveugle, pour entrevoir que la quête d’un homme ne devrait être que cela : savoir accepter. Accepter la vie, accepter la mort, accepter l’orage. Le sens des choses viendra après. Rester vigilant, rester debout.
Le bruit d’un crépitement serré me tire soudain de ma réflexion. Cela vient du toit de tôles, mais je l’entends aussi venir du fenestrou, une mitraille nourrie et dévastatrice : la grêle !...
Je me précipite. Derrières les vitres salies de terre, le rideau opaque d’une mouvance laiteuse me cache la vue des premiers arbres pourtant tout proches. Il tombe en nappes blafardes d’un ciel couleur de cendres, oscillant en courants drus qui se font et se défont à une rapidité étonnante. Par moments, des grêlons de la taille d’une olive giflent les vitres en rafales bruyantes, juste sous mon nez, me faisant reculer ; ils rebondissent sur elles, disparaissent aussitôt. D’autres, plus petits, s’accumulent sur le champ des croisées, formant comme une frange glacée tombée du ciel.
Le spectacle est saisissant. Bien qu’il porte en lui la promesse d’un désastre à venir, je reste là, fasciné par sa fureur et sa beauté. Au crépitement de la grêle, se mêle de façon répétée le grondement du tonnerre, toujours présent, qui déferle tantôt des sommets de Fontfrède, tantôt des collines de Saint Ferréol ; il roule sur le Palau, s’enfle comme la clameur d’une charge. Des éclairs ponctués de salves assourdissantes déchirent le ciel. Ils s’abattent, tels des sabres, prés à lacérer des chairs, éventrent, tailladent tout ce qui entrave leur course, dévastent le peu qui échappe à la grêle, avec l’aveuglement d’une horde de barbares.
C’est presque à regret que je quitte mon poste d’observation. J’ai toujours froid, je chancelle. La tension de ces dernières heures a eu raison de mes forces que je sens m’abandonner. Il me faut m’asseoir à nouveau.
Pendant quelques minutes rien ne se passe de plus inquiétant. On dirait que le ciel semble accorder une trêve à la terre. On n’entend que la pluie qui tombe, comme une romance terne et sans attrait. Je songe un instant à partir, à profiter de l’accalmie pour retrouver ma mère, la rassurer. Mais je suis sans ressort et ne ressens même plus le désir d’être ailleurs ; simplement celui de m’allonger, de dormir, de dormir juste un peu, juste un instant, le temps d’oublier qu’il n’y a d’autre réalité que celle que je vis, que plus rien désormais ne sera comme avant, que demain il faudra réapprendre à vivre autrement, avec d’autres silences, d’autres regards, d’autres peurs.
Retrouvant mon tas de cagettes vides, je m’y laisse couler, sans faire cas de l’inconfort de cette couche de fortune.
*
« Vous ne vous rappelez pas ?... répète Helena.
- Hmm... Je vous demande pardon ? » Je sors brusquement de ma rêverie et réalise qu’elle attend ma réponse.
« Vous ne m’écoutez pas, note-t-elle d’un ton de reproche.
- Si... Si, naturellement ; je... j’essayais de me souvenir, justement... Bianchini-Ferrier, dites vous ? Oui, bien sûr, j’ai adoré... »
Elle a un hochement de tête :
« Il ne s’agissait pas de cela. Vous voyez bien que vous ne m’écoutez pas...
- Mais si, je vous assure. »
En disant cela, je m’efforce d’être aussi persuasif que possible mais je vois bien à sa mine qu’elle ne me crois pas.
« Je suis désolé, dis-je. Je vous prie de m’excuser... »
Elle esquisse un sourire : « Ce n’est pas grave. »
Et, sans que je m’y attende, elle reprend ma main, la secoue légèrement et ajoute :
« Jean, mon cher Jean, dites moi ce qui ne va pas. Vous semblez ailleurs. Vous êtes tout pâle... Qu’est ce qui vous trouble à ce point ? »
- Rien Helena... Rien, je vous assure. Tout va bien. C’est juste que... »
Je m’interromps, hésitant à poursuivre, hésitant à lui raconter la vision que je viens d’avoir, à lui rapporter ce rêve dont il me semble qu’il a duré des heures, hésitant à lui livrer la suite de ces moments terribles où j’ai vécu l’incroyable, qui ne peut être entendu, car il dépasse l’entendement
« Que quoi ? », insiste-t-elle.
Je sens les muscles de ma gorge se nouer ; je sens monter aussi cette lave étouffante, jaillie de mon cœur meurtri, venir dévorer mes yeux qui me brûlent déjà sous leurs paupières que je garde closes, tant je redoute qu’elle ne consume tout mon être et me trahisse.
Me voilà à nouveau ravi à l’instant présent, happé par les souvenirs qui me hantent.
C’est le vacarme de la foudre qui me réveille en sursaut. Je me redresse d’un coup, mais une douleur vive ressentie dans les reins m’arrache alors un gémissement, stoppe mon élan, et me fait basculer à la renverse. Hébété, le souffle coupé, je reste là un moment à écouter les grondements de l’orage toujours présent.
Lorsque finalement je parviens à atteindre le halo pâle de la fenêtre, je constate effectivement que dehors rien n’a changé : c’est toujours la même tourmente. Dépité, je me retourne et là, à ce moment précis, je laisse échapper un cri.
Devant moi, dans la lueur d’un éclair qui fige la pièce, m’apparaît mon père, debout dans sa vareuse de cuir, calme, souriant, tenant fièrement une banaste d’osier pleine de cerises d’un rouge écarlate, vif, magnifique.
Saisi d’effroi, je me rue sur la porte. C’est une cataracte d’eau tombant du ciel qui s’abat sur moi et m’aveugle aussitôt. Je m’enfuie loin, le plus loin que je peux du casot, courant entre les arbres dévastés, comme un damné sous cette pluie battante, insensible aux griffures des branchages sur mon cou et mon visage. Je glisse, je trébuche sur des amoncellements de feuillages chargés de fruits éclatés, arrachés aux arbres par l’orage, je tombe dans des vasques boueuses, je me redresse, tombe à nouveau, écrase des quantités et des quantités de cerises promises à la pourriture, qui répandent au sol leur jus noir, comme s’il s’agissait de sang, de leur sang ; il s’étale partout, se mêle à la pluie, ruisselle entre les mottes d’argile, inonde la cerisaie de mon père. Je suis moi-même couvert de ce sang.
Et l’inéluctable arrive, brutal :
Du front, je heurte violemment le bois mort d’une branche située en travers de ma course. Je suis projeté à terre, sonné.
Pendant un moment, dans un silence étrange, je vois flotter le visage souriant du fantôme de mon père penché sur moi. Est-ce la mort que j’entrevois sous ses traits ? N’est-ce pas plutôt le fruit de mon imagination ? Oui, sûrement... Ce ne peut être que cela : Pur délire de mon imagination. Les morts ne peuvent revivre, ils restent des morts, des absents, ils ne peuvent se retrouver ailleurs et à jamais que dans les mémoires des vivants, parmi leurs regrets ou leurs vieilles rancœurs. Il n’est nul autre endroit où les deux se rejoignent.
Mais déjà ma vision se trouble, je me sens partir. Je suis presque bien, là, dans cette boue, dans ces vasques pourpres, où je dormirais des heures, où je pourrais même mourir.
L’instant d’après je me coule dans le néant sans offrir de résistance.
*
Helena est restée silencieuse après que je me sois décidé à tout lui raconter, tant cela devenait insupportable pour moi comme pour elle de m’entêter à ne rien lui livrer de ce qui faisait mon trouble.
Cela ne s’est pas fait sans peine : Mes phrases étaient hachées, morcelées, hésitantes, ponctuées de silences durant lesquels il me fallait choisir chaque mot pour ne pas céder à l’émotion et parvenir à poursuivre sans rien omettre.
J’ai raconté chaque détail, décrit chaque lieux, fait état de chaque inflexion de ma raison qu’il me semblait avoir perdue. J’ai aussi longuement parlé de mon père, de l’homme qu’il était, de ce qu’il était parvenu à transmettre de lui-même dans l’ignorance de l’impact déterminant de sa vie sur la mienne.
Je lui ai raconté comment, une fois revenu à moi, après être resté des heures allongé, inerte, dans la boue, je m’étais retrouvé face à la voûte du ciel dégagé à nouveau, remplie d’étoiles, que je tâchais de nommer l’une après l’autre pour celles qui me sont familières, sans autre désir, malgré ma tête endolorie, que celui de jouir indéfiniment de ce sentiment de paix intérieure ressentie alors ; je lui ai raconté comment, lentement, la conscience des événements de la nuit m’était revenue, avec, aussitôt après, une vive inquiétude pour ma mère qui devait, sans nul doute, s’étonner de ne pas me voir revenir.
Helena a écouté sans rien dire. Elle m’a laissé parler, sans jamais m’interrompre. Pendant tout le temps où je me livrais, je la sentais attentive, soucieuse de m’offrir un espace de parole libre de toute entrave, absent de tout commentaire.
A la fin, notant que je gardais le silence un long moment, elle a fini par briser le sien :
« Que s’est-il passé ensuite, vous êtes retourné au casot ?
- Oui, naturellement. Je redoutais ce que j’allais y découvrir, vous vous en doutez, mais j’y suis retourné.
- Vous avez retrouvé la banaste d’osier ? »
De la manière dont elle a posé la question, je sentais bien qu’elle aurait aimé ajouter : « Elle était pleine ? ».
« En pénétrant dans l’abri, dis-je, je l’ai cherchée un moment. Puis je l’ai trouvée. Le panier était posé sur le sol, près de l’endroit où je m’étais assoupi, en partie caché par un fagot de sarments que j’avais dû renverser en prenant la fuite.
- Qu’y avait-il à l’intérieur ?...
- Rien. Il était vide ! »
Helena a pris son temps pour commenter d’une voix qui cherchait à me ménager :
« Il ne pouvait en être autrement, n’est-ce pas ?... »
Je n’ai pas répondu tout de suite mais j’ai fini par acquiescer d’un hochement de tête, le regard perdu sur la ligne de toits qui formait mon horizon.
Elle a observé quelques secondes de silence à son tour, avant de s’enquérir :
« Comment expliquez-vous que tout cela vous ait submergé précisément maintenant, aujourd’hui, pendant ce déjeuner ? »
J’ai réfléchi : le déclenchement d’une émotion tient à si peu de chose ; il est possible qu’elle trouve cela insignifiant. Et pourtant...
« En réalité, la banaste n’était pas totalement vide, ai-je précisé. Il restait une cerise.
- Sans doute une cerise tombée de votre tablier ?
Probablement... Cette cerise, je l’ai gardée, je l’ai conservée. Depuis, il m’est impossible de manger un bouquet de cerises sans en laisser une dans l’assiette. Je laisse toujours la dernière. C’est idiot n’est-ce pas ? Et tout à l’heure...
- Tout à l’heure je vous ai proposé la dernière, c’est ça ?... »
J’ai répondu par l’affirmative.
Alors elle a eu un joli mouvement des paupières et a dit : « Je comprends... Je suis désolée ».
Je me suis senti stupide.
« Non, ne soyez pas désolée, ai-je réagi, vous ne pouviez pas savoir. C’est moi qui le suis. Mais tout cela m’a paru si étrange, si précipité : vous, moi, notre rencontre… Je me suis troublé bêtement. Il me faut juste un peu de temps pour oublier... De toutes les façons il me faudra bien oublier tout cela un jour.
- Rien ne vous y oblige.
- Non, en effet, rien ne m’y oblige...
Helena a observé un long silence, puis elle a dit simplement : « Je suis bien avec vous... ».
Et nous en sommes restés là de mon histoire.
Jamais nous n’en avons reparlé.
Jamais non plus je ne lui ai rapporté qu’avant de quitter le casot au petit matin, j’ai parcouru à nouveau la cerisaie de long en large pour constater sur chaque arbre les dégâts causés par l’orage de la veille.
Jamais je ne lui ai dit qu’en arrivant au dernier, situé près du bosquet d’arbousiers, à celui précisément que mon père m’avait aidé à planter, j’ai trouvé celui-ci intact, sans la moindre trace du passage de la grêle : Aucune cerise ne jonchait le sol sous ses branches. Toutes avaient été épargnées. Elles étaient magnifiques, d’un rouge vermillon somptueux, fermes et savoureuses.
Tout au plus ai-je noté qu’il en manquait quelques unes, aux branches les plus basses, qu’une main inconnue avait dû cueillir récemment,
Juste de quoi en remplir une banaste.