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Jean Pierre

Nouvelles 29 mai 2006
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L’année se meurt, l’hiver l’entraîne... Bientôt 1955...

Dans quelques mois, sur le tableau noir de ma classe couturé de cicatrices, j’écrirai le mot fin... Trente-cinq années de ma vie vont regagner en file indienne le grand livre aux souvenirs... Trente-cinq années à guider des petits d’homme sur le chemin raboteux du savoir, à creuser les fondations sur lesquelles, adultes devenus, ils s’enracineraient... Trente-cinq années dans cette même classe unique, entre ces quatre murs immuablement chaulés de blanc, sur ce plateau bortois ouvert aux foucades du vent d’Auvergne... Chaque matin, depuis que j’ai admis que le terme était proche, au petit cri de souris de la porte qui s’entrouvre sur une nouvelle journée, le vertige me prend...

Quelle trace demeurera de ce qui a été mon long chemin ? Quels visages le temps va t-il effacer ? Ai-je fait tout mon possible pour m’acquitter au mieux de ma tâche ? N’ai-je pas laissé de fantômes au bord du chemin, faute d’avoir su leur tendre la main ?

Cette aube de décembre tapie dans l’ombre froide ne fait pas exception à la règle. La lune sur le déclin silhouette la ligne sombre des montagnes lointaines alors que la Dordogne captive, tout en bas dans la vallée noyée de nuit, a des reflets pâles d’argent poli.

 Je vaque distraitement aux travaux habituels : sortir les cendres du poêle, bourrer de bûches la gueule béante, enflammer le papier froissé, entendre avec satisfaction le grondement des flammes qui s’élancent... Ecrire en belle ronde la date du jour à la craie rouge, une poésie à l’intention des grands, distribuer les cahiers corrigés de la veille, recharger les encriers de porcelaine blanche... Rien que la routine habituelle...

 

Il me reste du temps avant que des sabotées sonores sur les pavés de la cour n’annoncent l’entrée de mes premiers élèves... Tiens ! Si je commençais à mettre un peu d’ordre dans les tiroirs de mon bureau ? Conservateur par nature profonde ou par simple respect des choses je ne sais, j’ai du mal à jeter... Par voie de conséquence, j’ai accumulé au fil des années, une masse incroyable de documents, cahiers, livres... C’est devenu maladif. Si par hasard, je me traite de vieille bête et consens à livrer à la fureur des flammes quelques cahiers jaunis, j’ai la sensation que c’est une part de moi-même que j’envoie au bûcher. Donc je garde et la vague ne fait que grossir et s’étaler.

J’empoigne une petite moitié du contenu du tiroir inférieur, ce qui suffit tout de même à envahir le dessus du bureau, fort opportunément libéré ! ...

Voici des cahiers que je feuillette, amusé par des dessins naïfs, des écritures malhabiles derrière lesquelles j’imagine l’auteur, langue tirée et bras écartés, par certaines de mes annotations d’alors qui prêtent à sourire... Voici des problèmes, des poésies, des leçons de choses avec schémas et croquis, des résumés d’histoire... soigneusement rangés dans des chemises pâlies aux étiquettes dûment calligraphiées... Voici la fresque ininterrompue des travaux et des jours qui défile..

Sous la dernière chemise, collé à la planche du fond, je devine le blanc d’une enveloppe au bord frangé de découpures irrégulières... Que fait-elle là ? Pourquoi n’a t-elle pas rejoint le coffre de noyer patiné que je réserve au courrier ?

Je l’arrache à son anonymat et la présente à la clarté jaunâtre de la lampe la plus proche. Elle porte mon adresse, à l’encre bleue que le temps a délavée... Au dos, l’identité de l’expéditeur apparaît en pleine lumière « Jeanne MERPILLAT chez Mme SAUZADE Latour d’Auvergne. Puy de Dôme. » Une douleur aiguë me transperce...

MERPILLAT ! Comment aurai-je pu faire l’impasse sur ce nom et sur celui qui, plus que tout autre, l’a incarné pour moi ? Non, je n’aurai pu l’oublier, car chaque pierre de notre trop court chemin est précieusement scellée en moi. Mais il arrive que la mémoire voile certaines périodes de notre vie d’une chape de brume afin que nous ne souffrions pas trop...

Adrien s’était présenté à la porte de mon école, par un frileux matin d’octobre. Un de ces jours venteux où il se fait un grand charroi de nuages d’un bout à l’autre de l’horizon tourmenté, qui n’attendent que la chute du vent pour entamer les grandes lessives d’automne...

En quelle année était-ce déjà ? ... Dans le fond empoussiéré de la vieille armoire, au cœur du registre matricule, je trouverai la vérité... Vingt-neuf, oui c’était en octobre vingt-neuf, quelques jours avant le tristement célèbre « jeudi noir »...

Agé de huit ans, il était l’aîné d’une fratrie de quatre. Ses parents étaient de pauvres métayers qui avaient dû quitter un fermage à l’autre bout du département. Le propriétaire venait de décéder subitement et les neveux héritiers avaient d’autres chats à fouetter que de s’occuper d’un bail. Seules les espèces sonnantes et trébuchantes qu’ils allaient retirer de la vente retenait leur attention. Et rien d’autre.

Placés devant le fait accompli, les Merpillat avaient du libérer la maison avant le terme d’hiver. Au vu des clauses du contrat signé deux ans plus tôt, cette façon de faire n’avait rien de légal. Qu’importe ! A cette époque, nombre de métayers, à l’égal de leurs lointains ancêtres, étaient encore taillables et corvéables à merci... De plus, leur préoccupation première tournait davantage autour du pain quotidien que vers des chicanes procédurières qui ne risquaient guère, au demeurant, que de leur apporter des ennuis imprévus.

Une fois encore, ils avaient serré les dents sur leur colère, rassemblé leurs hardes et leur maigre mobilier et pris la route de l’inconnu. Car, après bien des démarches et des calculs, ils avaient trouvé un bordiérage à prendre sur notre commune, au lieu-dit la Croix de Lafont.

Ce n’était pas besace ! Sur ces hautes terres froides et ventées, dans ces bas fonds tourbeux, le long de ces pentes rêches, allez donc faire pousser de l’orge ou du blé ! Par contre, le propriétaire n’était pas trop regardant, il y avait des taillis à couper et dans les brandes incultes où poussaient les bruyères, il était possible de tenir un bon troupeau de moutons... De toute façon, ils n’avaient pas le choix...

Adrien était, à l’époque, un garçonnet quelque peu chétif, de taille moyenne, aux longs cheveux blonds qui cascadaient sur son front et qu’il relevait de temps à autre d’un revers rapide de la main. Son mince visage était illuminé par deux yeux immenses, d’un bleu sombre presque violet où se devinait une volonté farouche. Parfois, des éclairs rapides les traversaient, qui ajoutaient encore à la force peu commune qui émanait de sa frêle silhouette.

L’apparente fragilité du nouvel arrivant, jointe au dénuement qu’avouait le piètre état de ses vêtements, auraient pu le désigner comme un souffre-douleur potentiel... Il n’en fut rien. Les enfants, qui sont bien souvent doués d’une étrange sensibilité à l’égal de celle des félins, remarquèrent très vite cette détermination sans faille qui l’animait et l’éclat minéral qui parfois assombrissait davantage les prunelles violettes.

Malgré son jeune âge, il faisait montre d’une remarquable maturité. Très tôt, il avait pris la mesure des aléas de la condition métayère et des difficultés de la vie en général. Déjà, il semblait avoir admis que seul le savoir pourrait peut-être, un jour, l’extraire du joug qui pesait sur les siens...

Peu de temps fut nécessaire pour que nous nous trouvions. D’emblée, j’ai su que je tenais là un sujet exceptionnel et tout aussi vite il a compris qu’il pourrait s’appuyer sur moi pour tenter de donner corps aux rêves un peu fous qui souvent l’assaillaient...

 

Pourtant, la tâche ne fut pas facile. Je me suis montré tout de suite très exigeant et je ne lui ai pas accordé beaucoup d’occasions de s’écarter de la route que je lui avais tracée. J’ai même parfois été dur avec lui, probablement plus qu’avec certains de ses camarades, moins portés sur les efforts scolaires. Je dois à la vérité de dire qu’il ne s’est jamais rebellé, n’a pas montré d’impatience particulière ou d’envie de renoncer. De toute façon, étant donné le prodigieux appétit de connaissance qui était le sien, il avait placé la barre très haut !

Je revois encore son regard émerveillé lorsque je lui confiais la clé de notre humble bibliothèque de classe... Les pages enluminées des livres qu’il feuilletait longuement lui ouvraient des portes inconnues, pour des voyages immobiles vers des horizons éblouissants... La lecture devait d’ailleurs lui créer quelques ennuis domestiques, tant ses brebis, au long des interminables paissances dans les landes reculées, avaient le temps de se soustraire à sa garde, emporté qu’il était par le tourbillon des mots...

Lorsque à l’occasion, je m’asseyais sur le coin d’un pupitre pour narrer en détail un épisode marquant de l’histoire de France où développer les points obscurs d’une lecture, je sentais monter chez lui un pétillement soudain, une allégresse de bon aloi, une effervescence créatrice qui ne cessaient de m’étonner.

Il était fou de poésie, particulièrement de celle de Victor Hugo dont nous utilisions alors abondamment les œuvres. Les élèves, toujours prompts à la moquerie devant un récitatif annoné, haché, incertain ou au contraire emphatique, conservaient un silence religieux nuancé d’une pointe d’envie quand, son tour venu, il se levait, frêle et droit, dans sa blouse noire fatiguée, pour offrir son texte à la classe. Sa voix, claire et nette, respectait comme une évidence, les équilibres du poème, les intonations et les silences. Chaque fois, la magie opérait et je n’étais certes pas le dernier à apprécier comme il se doit ce cadeau qu’il nous dédiait.

De plus, c’était un parfait camarade, providence des plus petits qui ne cessaient de s’accrocher à ses basques. Toujours prêt à rendre un menu service, il partageait volontiers sa maigre pitance avec de plus démunis que lui. La bise aigre de l’hiver qui lui gelait les doigts et les orteils dans ses sabots bourrés de paille, les pluies pénétrantes de l’automne ou la touffeur d’un été précoce ne parvenaient pas à altérer son humeur. Il avalait ses quatre kilomètres quotidiens de mauvais chemins sans la moindre plainte et je crois bien ne l’avoir jamais vu pousser la porte du matin sans qu’un sourire et un « bonjour maître ! » ne l’accompagnent ! ...

Et pourtant, dès qu’il rentrait à la métairie, ses soirées étaient bien remplies : six ou sept voyages, seille à bout de bras, à la fontaine qui glougloutait dans son bassin moussu au bas d’un raidillon de deux cents pieds, les moutons à affourrager, leur litière à renouveler, le coffre à bûches à regarnir... sans préjudice naturellement des leçons et des devoirs qui attendaient la fin du frugal repas, sous la clarté fumeuse du chaleil de cuivre... Tout cela menait bien tard à la couette de plumes et dès six heures, le lendemain matin, il fallait se lever...

Les années ont passé... Adrien a grandi... Les traits dominants de son caractère se sont encore affirmés. Sa soif d’apprendre ne s’est jamais démentie.

En 1933, il est entré dans sa douzième année, année à la croisée des chemins, car se profilait une alternative : soit il poursuivait avec moi jusqu’au certificat d’études, soit il se dirigeait vers le secondaire avec pourquoi pas, de possibles ouvertures au bout. Je ne doutais pas une seconde de sa réussite au sésame ci-dessus mentionné. Ce qui posait problème n’était pas l’examen en soi mais ce qui suivrait : à quatorze ans, les portes du lycée risquaient d’être closes pour lui et morts-nés les projets d’avenir que nous formions tous deux. L’horizon se rétrécirait à un retour définitif à la terre des autres... Et vogue la galère sur des eaux hélas trop bien connues !

 Inutile de préciser quelle solution je préconisais, sans mésestimer pour autant les difficultés à venir. Vers la fin juin, je décidai de le raccompagner chez lui afin de m’entretenir avec ses parents. En cette soirée estivale, le soleil jetait ses derniers feux et dessinait une gloire orangée sur le coteau d’en face avant de s’enfoncer derrière la vêture sombre des sapins. Les feuilles des bouleaux bruissaient doucement au vent tiède. De l’herbe neuve des talus, montait un parfum enivrant de verdure et de fleurs. Nous marchions en silence, entre espoir de jours meilleurs et appréhension de ce qui allait suivre.

Soudain, il s’est arrêté, a planté son regard bleu dans le mien et d’une voix qui tremblait un peu, m’a dit sans détour :

- Vous savez maître, je crois que nous ne devons pas nous faire trop d’illusions... Faut comprendre les parents ! Ils ont besoin de moi ! Avec la vie qu’ils mènent et les trois petits qui restent, la vie n’est pas simple ! ... Oui, faut les comprendre !

- Mais je les comprends ! Qu’est-ce que tu crois ? Je ne suis pas né avec une cuillère en argent dans la bouche moi ! Je viens de la campagne et je connais vos difficultés. D’un autre côté, je me dis aussi qu’il y a sûrement une solution et que si elle existe, il serait vraiment dommage qu’elle ne puisse te profiter ! Chacun a le droit d’avoir des rêves et les clés pour les réaliser... Je te connais suffisamment pour te répéter, sans flatterie inutile, que tu as les capacités nécessaires pour continuer, que les portes d’une autre vie peuvent s’ouvrir pour toi. Sans devoir rien renier naturellement et surtout pas ta famille...

Il repartit sans se retourner mais au long soupir qu’il exhala, je sentis que j’avais touché juste. Après quelques instants de silence, il reprit à voix basse comme pour lui-même :

- C’est sûr que j’aimerais tant devenir instituteur comme vous, mon maître ! Ah oui, comme j’aimerais ! Mais plus j’y pense et plus le chemin me paraît inaccessible...

Le sentant au bord des larmes, je lui posai une main affectueuse sur la tête et lui répondis :

-Je te promets de faire tout ce qui sera en mon pouvoir pour t’aider. Je te donne également ma parole de ne pas brusquer tes parents et de respecter leur décision, quelle qu’elle soit...

Lorsque nous entrâmes dans la cuisine aux solives noircies, les petits étaient déjà couchés et les parents achevaient leur soupe de pain noir. Ils se levèrent pour nous accueillir. Tous deux me serrèrent chaleureusement la main. La mère, après avoir rassemblé les assiettes, se dirigea vers la souillarde attenante à la cuisine alors que le père me proposait le verre de l’amitié en s’excusant de n’avoir que de la piquette à m’offrir. Il attendit poliment que j’ai trempé les lèvres dans mon verre pour s’enquérir du but de ma visite, même si au regard qu’il me dédia, je compris que sa question était de pure forme. Tortillant nerveusement sa moustache jaunie, il m’écouta attentivement. Je plaidai chaleureusement la cause de son fils sans effets inutiles. Le dos de la mère s’était voûté plus encore et elle maltraitait sa vaisselle sur la pierre d’évier. Lorsque j‘en eus terminé, le père se racla la gorge, déglutit péniblement et se risqua :

- Nous ne saurons jamais assez vous remercier pour tout ce que vous faites pour Adrien. Ce que vous venez de nous demander, je m’y attendais. J’ai le temps de réfléchir au long de mes journées solitaires et je pense comme vous... Malheureusement, vous connaissez notre situation... Adrien, bien qu’il n’ait que douze ans, travaille déjà presque comme un homme et nous rend bien service... Et puis nous avons déjà tellement de mal à joindre les deux bouts, alors des frais en plus ! ...

Il eut une ébauche de sourire triste comme pour tempérer ses propos. Dans les yeux de la mère qui s’était retournée, du même bleu que ceux son fils aîné, brillaient quelques larmes... Adrien, lui, semblait absent, comme si cette conversation ne le concernait pas... Je repris sur le ton de la confidence :

- Il faut, avant d’arrêter votre choix, que vous sachiez encore ceci. Si vous décidez qu’Adrien doit poursuivre ses études, je suis prêt à l’aider à préparer l’examen du concours des bourses pour le lycée. En cas de succès et à mon avis c’est largement à sa portée, sa pension sera gratuite. A seize ans, il pourrait ensuite tenter d’entrer à l’Ecole Normale. Les trois années qu’il y passerait sont à la charge de l’état mais cela, je vous l’ai déjà précisé... Prenez le temps de la réflexion. Rien ne presse. D’ici une quinzaine, faites-moi savoir quelque chose par Adrien...

Les derniers jours de l’année scolaire s’étirèrent à l’infini dans la chaleur pesante du début juillet. Adrien avait perdu le sourire. Il ne participait que du bout des lèvres aux jeux traditionnels qui marquaient cette période d’avant vacances. Son regard me fuyait obstinément et je ne me sentais plus le courage de provoquer des confidences...

La veille de la sortie, pourtant, ses yeux avaient retrouvé leur éclat habituel... Il arrivait plus tôt que d’habitude pour m’apporter la grande nouvelle :

- Mes parents sont d’accord. Après bien des hésitations, ils ont convenu qu’ils n’avaient pas le droit de me priver de la possibilité de poursuivre mes études. Pour les travaux, ils ont dit qu’ils se débrouilleraient sans moi. Alors si vous voulez bien encore me donner un coup de main pour le concours...

Il n’a pu en dire davantage. Il s’est jeté contre moi, m’enserrant de ses bras et je crois bien que nous avons pleuré ensemble.

Durant tout l’été qui a suivi, quatre fois par semaine, après une rude journée de labeur auprès de son père, il venait me retrouver dans la classe désertée. Nous reprenions sans nous lasser les éléments essentiels du programme. Je lui présentais en outre des auteurs qui avaient su me séduire, de nouveaux poèmes... La pertinence de ses idées, la vivacité de son esprit et la volonté absolue qu’il mettait en toutes choses ne cessait de m’étonner. C’étaient des minutes volées au temps, au chemin gris de la vie de tous les jours... C’était du pur bonheur...

Mon intuition première et ses efforts méritoires furent récompensés puisqu’il obtint haut la main le fameux concours, se classant de surcroît deuxième du canton. Dès la mi-septembre suivante, le lycée d’Ussel l’accueillait. Par la force des choses, il ne rentrait à La Croix de Lafont qu’aux vacances et le fil qui nous unissait, tout naturellement, se relâcha quelque peu.

J’avais des nouvelles de temps en temps par sa mère lorsqu’elle venait au village pour quelque menue emplette puis un peu plus tard, par un de ses frères qui, à son tour, arriva dans mon école. Il m’a aussi m’adressé quelques lettres, qu’inexplicablement je n’ai même pas conservées, moi qui garde tout !

Apparemment, les premiers temps furent très durs : le régime quasi carcéral de l’internat, l’hostilité sourde des autres garçons et particulièrement des plus nantis à l’égard des « bouseux » de la campagne, la tyrannie des plus grands, j’avais aussi connu cela en d’autres temps... Il faut croire que la volonté qu’il avait de s’en sortir, volonté patiemment aiguisée au fil des jours, a triomphé de toutes les adversités puisqu’il a réussi quelques années plus tard, à rejoindre les bancs de l’Ecole Normale de Tulle.

C’est précisément le moment que la vie choisit pour lui jouer un tour à sa façon, un de ces funestes coups du sort dont elle a le secret...

Privé du soutien de son aîné, le père, qui ne parvenait plus à faire bouillir la marmite familiale, avait trouvé à s’embaucher sur le chantier du barrage de Marèges que l’on édifiait en ce temps là, attiré par la promesse d’un salaire de plusieurs mois. Tant pis pour le travail harassant et les huit kilomètres quotidiens sur de mauvaises pistes à peine frayées à travers la forêt ! La certitude d’avoir assuré le pain de l’hiver à venir suffisait à lui faire oublier les élancements douloureux de son dos lorsqu’il rentrait par les chemins à la nuit close.

Un madrier mal arrimé au sommet d’un échafaudage qui chuta à son passage en décida autrement. La nuque brisée, il fut ramené deux heures plus tard à la métairie devenue lieu de malheur et d’affliction.

C’est à l’occasion de l’inhumation dans le petit cimetière que je revis Adrien. Nous nous étreignîmes en silence. Ayant ravalé les larmes amères qui montaient, il me confia son intention de continuer :

- Voyez maître ! Si j’avais quelques doutes sur la route à suivre, aujourd’hui ils sont bien balayés... En souvenir de mon pauvre père et de la confiance qu’il m’a témoignée, je n’ai plus le droit de faillir... Le jour où je gagnerai ma vie, ma première dépense sera pour lui ! Si c’est pas malheureux de voir ça ! ... ajouta t–il en désignant la fosse béante au milieu des herbes folles et des orties, à l’écart des autres sépultures.

Alors que je m’inquiétais du devenir de sa famille qui devait libérer la métairie au plus vite, il eut un geste vague pour dire son impuissance :

- Une cousine germaine de mon père vit seule depuis longtemps, du côté de Latour d’Auvergne. Elle se propose de les accueillir, au moins pour un temps. Ma mère trouvera à s’employer comme fileuse, Martin essaiera de se louer comme domestique et les deux petites iront à l’école là-haut. Je ne les verrai pas souvent ! Tulle c’est loin... De plus il faut que je rentre ce soir, le directeur ne m’a accordé que quarante-huit heures...

Je lui proposai de le conduire à la gare d’Ussel, ce qu’il accepta de bonne grâce. Sur le quai, il me serra la main avec effusion et grimpa très vite dans le wagon de 3ème classe pour dissimuler l’émotion qui le submergeait.

J’ignorais que c’était la dernière fois que je le voyais. Après un premier poste en Corrèze, il rejoignit un village perdu dans la montagne ariégeoise, ainsi qu’en témoignait le courrier qu’il me fit parvenir. Pourquoi ce départ ? Il n’en disait rien dans sa lettre. Peut-être avait-il besoin de rompre avec ce pays où rôdait le malheur des siens ? Dans ce courrier, il avait glissé un mince recueil de ses derniers poèmes. L’un d’eux, dont le titre était« Parti de rien... » et qui évoquait fidèlement les étapes de sa jeune vie m’a beaucoup ému. Une dédicace, en des termes qui m’ont touché au plus profond, l’accompagnait...

Vint la guerre, la fureur des armes, la nuit, le silence... jusqu’à cette lettre de 1943 envoyée par sa mère qui m’annonçait la terrible nouvelle : Adrien qui faisait partie d’un groupe de maquisards de la Haute Ariège, avait été capturé dans un accrochage avec une section de Waffen SS et fusillé au matin du jour suivant.

 La barbarie n’a que faire des petits garçons à tête blonde et des jeunes hommes qu’ils sont devenus. Une jeune vie, une de plus, venait d’être broyée. 

  Emu, j’ai replié la lettre et je l’ai replacée délicatement au creux du petit recueil, entre les épagneuls presse-livres, sous la lampe du bureau.

La route chaotique de chaque vie est semée de bornes noires et de quelques autres dont le blanc tranche sur la terre aride des bas-côtés... Ainsi va l’existence ponctuée de petites joies et de grandes peines...

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