Qui peut encore croire en l’entreprise ?
Je devrais peut-être écrire "en l’Entreprise", l’entité économique chronophage qui nous empêche de manger, boire, baiser, qui ne nous permet pas de nous rouler dans l’herbe encore humide de rosée de printemps, pure et nacrée, de profiter du temps naturel qui passe naturellement, qui nous autorise, tout au plus et sporadiquement, par à-coups, en nous récompensant d’un salaire toujours trop faible, trop maigre, émacié, anorexique, de survivre et de nous acheter les derniers anxiolitiques du marché, ou les dernières Nike, ce qui revient au même, de nous croire dans le monde, d’y être, un peu, de consommer dignement ou à crédit, d’avoir un toit, un peu de lumière, de châleur et un ordinateur connecté et de regarder Arte, de remplir le frigo pour mieux le vider et de cacher nos sexes sauf le samedi soir quand nous sommes épuisés, de ne pas ou plus appartenir à la cohorte, au bataillon, à l’armée, à l’humanité des sans-logis, des désoeuvrés, des chômeurs, des pauvres, de ceux qui n’ont pas ou plus de chance, ou n’en n’ont jamais eu, qui ne peuvent pas survivre, qui n’ont pas la même chance que moi, qui n’ont pas de voiture polluante, pas de crédit sur vingt ans, pas de foie de canard malade, pas de bûche à noël, pas de souliers donc pas de cadeau(x) dedans.
Je ne crois pas en l’Entreprise, je ne crois en rien, de toutes façons. Je ne vois pas pourquoi je mettrais mon âme là dedans plus qu’en Dieu, plus qu’en l’Europe de Schengen ou plus qu’en la reformation aléatoire des Beatles.
Je travaille dans une entreprise avec qui j’ai un accord plus ou moins tacite de profit-profit, un vague pacte de non agression réciproque. Je te donne mon temps et tout ce que je peux faire, concevoir, fabriquer, penser, dire et faire de neuf heures à dix-sept heures, et tu me donne de l’argent, de quoi remplir mon compte, de quoi pouvoir utiliser ma carte bancaire où je le veux, quand je le veux, autant que possible. Je travaille pour l’argent. Uniquement ! Pour l’amour, j’ai les filles et leur corps de rêve, pour suer j’ai le jogging ou les filles avec leur corps de rêve et leurs envies d’orgies, pour réfléchir les échecs ou Raymond Aron, pour l’urticaire la campagne et Courchevel pour les engelures.
J’applique, dans ma relation plate avec mon entreprise, les règles les plus purement capitalistes, je vends au plus cher possible ce que je produis au moindre coût.
Par exemple, je n’ai pas sauté de joie quand la SMECOFI a remporté le contrat SIMPLEXON. S’il est vrai que la SMECOFI avait besoin du contrat SIMPLEXON à tous points de vue, je n’ai pas dansé la gigue. J’ai pensé, à juste titre, que deux années d’activité pour les quatre vingt smécofiens, c’était bien, que ça repousserait certainement l’inexorable déchéance, la délocalisation, la cessation de paiement, la faillite, la ruine, la chute, le chômage de masse donc la mort de masse, l’hécatombe, le génocide. Rien de plus mais rien de moins.
- Tu te rends compte... Tu te rends compte...
Xavier passe la tête par la porte de mon bureau.
- Putain ! On l’a ...
- Quoi ?
- SIMPLEXON, putain ! SIMPLEXON !!!
Bernadette, en sortant de Massabielle, ne devait pas avoir l’air plus exaltée. - Et alors ?
- Putain ! SIMPLEXON ! Putain !
On a les vierges qu’on peut !
Mais je comprends. Selon les grades, les niveaux, les échelons, on allait pouvoir payer le loyer quelques temps de plus, envoyer les gamins à l’école sans chaussettes trouées, une semaine à Charm el-Cheikh, la dernière Shap Aquos 62 plate comme une poitrine anglaise, le récent Palm Platinium, une totale de pute est-européenne avenue Foch ou une petite Z3 bleue sombre, presque noire. Certains la louche, d’autres le caviar.
Par la messagerie interne, Jean-Marc a annoncé un pot pour le vendredi à seize heures. Mauvais Champagne dans des coupettes plastiques, cacahuettes molles recyclées de l’anniversaire de Monique le mois dernier, macarons de supermarché, discours au rabais, joie convenue, peut-être réelle mais alors petit-bras. Une certaine idée du bonheur !
Jean-Marc est gentil. C’est la moindre des choses. J’ai connu des patrons qui ressemblaient à des pits en rut, des qu’on a envie de piquer, au moins de stéréliser, des fois qu’ils se reproduisent, vers l’extinction de la sale race. Jean-Marc est charmant, assez compétent (aurions-nous décroché le contrat SIMPLEXON autrement ? ), il me semble qu’il lit de vrais livres, de temps en temps, des romans, je veux dire, des histoires, pas des digest (des vomis !!!) manageriaux, pas les conseils d’Alain Minc ou de Sullitzer et, quand j’entre dans son bureau, j’entends parfois du Mozart ou de l’Iggy Pop sur ses enceintes.
Mais Jean-marc me casse les couilles. S’il ne m’apparaît pas anormal, pour un patron, de titiller les testicules de ses collaborateurs (comme le clitoris de ses collaboratrice, même si je sens bien, en l’écrivant que, niveau connotation, ce n’est pas la même chose) pour qu’ils bossent plus, mieux, plus vite, Jean-Marc me gonfle à vouloir que je le tutoie et que je l’appelle exclusivement par son prénom. Je fais ça avec ma famille, mes amis, les filles après l’amour, mais Jean-Marc est mon putain de patron, seulement le type qui signe mon chèque en fin de mois (ou donne l’ordre de virement).
Je n’ai pas besoin qu’il soit mon ami, même s’il est pseudo-paternaliste, sa boîte n’est pas ma famille et il faudrait qu’il se foute au moins deux tonnes de make-up, des porte-jarretelles en soie noire, un WondeWonderWonder Bras et se fasse opérer pour que ... Enfin ! Ca se comprend, non ?
D’accord, j’avoue que ça me briserait les miches de donner du "monsieur le Directeur" ou tout titre obséquieux comme ça à un type qui est né après mon dépucelage !
Mais je ne veux pas être forcé.
Le prénom, le tutoiement, c’est moderne, ça se fait, c’est up, start-up, grown-up, c’est branché, c’est à la mode. Le jour où tout le monde portera un étron sur la tête je serai probablement dans les derniers à préférer marcher dedans.
Je n’ai pas directement participé à la bataille, et à la victoire SIMPLEXON, disons, pas plus que Fatou qui nettoie les bureaux à l’heure des vêpres ou que le livreur de bobonnes d’eau. Je me suis toujours dégagé des trucs commerciaux, je ne participe pas à ces partouzes. Je suis un ... artiste ! Je ne sais pas vendre, je ne sais pas acheter, je ne sais pas compter. Je m’en fous. Depuis des années ma boulangère me gruge sur la monnaie, mon banquier se gave d’aggios et frais divers, mes femmes se servent sans vergogne. Je m’en aperçois à peine. Je m’en fous, beaucoup ! Tout cela m’ennuie encore plus qu’un concert de Phil Collins, une nouvelle de Stephan Zweig, un après-midi dans la chambre d’hopital qu’occupe ma tante Sylvaine qui bave, ne dit rien, regarde TF1 en souriant, a perdu la tête quand la bulle Internet a crevé ou une balade assexuée dans la forêt de Fontainebleau.
Au jour J (vendredi) à l’heure H (seize heures) je reste sans scrupules dans mon bureau. Par prudence, j’éteins la lumière, mon écran d’ordinateur et je me cache plus ou moins dans mon vaste siège vachette pleine peau, seule exigence, seul luxe, unique réconfort. A la lumière du jour, je lis, en Allemand dans le texte (mais je parle aussi russe, italien, anglais, bien sûr, français, aussi, et un peu de suédois, polyglottie acquise de haute lutte sur de nombreux sofas et waterbeds) un texte sur les derniers développements des communications internes grâce aux intranets réellement communicants. Ca ne vaut pas du Goethe, du Schiller, du Heine, du Marx, mais c’est intéressant. Ils sont forts ces boches, un peu envahissants (une fois par siècle et tous les étés ils débarquent avec force et fracas) mais forts. Ils conçoivent de bonnes voitures, des bonnes blondes girondes et souvent peu farouches et sont à la pointe, jusqu’à présent (Angela prends garde à toi !), de l’humanité dans le monde du travail, c’est à dire que les besitzer sont légèrement, très légèrement moins enfoirés, que nos patrons hexagonaux, qui sont assez massivement des enfants de salauds, fruits des amours immondes des grandes familles propriétaires du XIX ème siècle et du tatchérisme fondamental.
J’entends des pas dans le couloir. Ils se rapprochent. Ma porte s’ouvre.
- Claude ?
Je retiens ma respiration. surtout ne pas bouger, surtout ne pas trembler, ne pas éternuer...
- Tu es là ?
C’est Xavier.
- Je sais que tu es là ! Je ne t’ai pas vu partir.
Je me retourne.
- Putain, tu fais chier, Xav’ ! Qu’est-ce que tu veux ?
- C’est Jean-marc qui m’envoie, il veut que tout le monde soit là.
- Non, merde, j’ai du travail.
- Ouais, mais moi, je risque de perdre le mien si tu ne te ramène pas !
- Arrête tes conneries, tu sais très bien que tu ne peux pas être viré pour ça !
Même si je l’aime bien, Xavier est pitoyable. D’abord, il est comptable. Comptable ! Peut-être pour ça, il a toujours peur de tout. Ca fout les jetons d’être comptable ! En tous cas, moi ...
- Je sais, je sais, mais on ne sait jamais !
Je connais Xavier depuis la sixième. Il faisait mes devoirs de maths, me permettait de pomper sur lui pendant les contrôles, je lui ai trouvé du travail. A la SMECOFI. Il disait à ma mère que j’étais chez lui quand j’allais aux concerts ou chez une fille, je lui ai présenté sa femme. Nathalie. Nous avons bu toute la nuit pour son premier enfant, quatre heures pour le deuxième, un verre pour Jonathan, je suis devenu son parrain.
- Allez ! viens boire un coup avec nous.
- Non ! C’est des cons !
- Pour moi ...
Il prend sa petite voix mielleuse, la même que lorsqu’il m’a demandé de porter Jonathan au dessus des fonds baptismaux, que lorsqu’il m’a demandé de lui trouver un job, que lorsqu’il m’a demandé de ne jamais toucher à Nathalie, même et surtout si elle en a envie, cette odieuse petite voix suppliante et douce à la fois qui se glisse, s’insinue, s’enroule, envahit, déglingue, ma volonté, même farouche. Alors je le suis dans la grande salle de réunion où les autres smécofiens s’ennivrent avant de retrouver le week-end conjugal, les courses du samedi chez Carrefour avec les gosses qui hurlent qu’ils veulent pas des gâteaux générique mais des prince de Lu, Sébastien sur la deux, le coup de rein trop rapide dans le lit trop froid et le bricolage dominical dans le pavillon à crédit. Ils sont venus, ils sont tous là, elle va survivre, la mama !!!
On me tend une coupe que je ne boirai pas. On m’embrasse, on me serre, on me dit deux trois trucs et je m’emmerde fermement quand soudain...
- Xavier !
Il discute avec deux trois gars du service Qualité.
- ... alors je prends le chèque et je le regarde. C’était beau ! Très beau ...
- Excusez-moi ! Xavier, je peux te parler ?
- ... tout ces zéros ! Beau !
- C’est qui la petite blonde, là bas ?
- Où ça ?
D’un doigt discret je pointe la plus jolie fille du siècle (je veux dire qu’elle est dans le monde, pas comme les top models ou les stars de cinéma, palpable, à moins de dix mètres de moi) qui semble s’emmerder avec amour et gravité, et un verre plein comme le mien dans une main bien plus jolie que n’importe laquelle des miennes, écoutant une sorte de vieux baron à gourmette qui pérore comme s’il venait de découvrir du pétrole en dehors d’une station service.
- Elle ?
- Oui !
- C’est la dircom de la SIMPLEXON. Elle s’appelle ... attends que je me souvienne ... Magalie quelque chose ...
- Tu la connais ?
- Seulement de réunion. Jean-Marc a convié la SIMPLEXON à fêter l’événement
- Tu me présente ?
- Toi ! Tu as une idée derrière la tête ! Et un mètre plus bas !
- Allez !
- D’accord !
C’est étrange mais, alors que nous traversons pour rejoindre le petit groupe simplexonien auquel, je le découvre, s’est agrégé Jean-Marc, la foule s’ouvre devant nous comme une mer rouge moïsienne. Magalie tourne la tête et ses yeux regardent ce bel homme (moi ! suivez un peu bon sang !) fendant la plèbe à sa rencontre. Dans un éclair, son regard brille, jette des feux rouges et clignotants, ne peut se détacher de moi. J’y vois un présage de buisson très ardent. Je m’avance, subjugué, attiré, aimanté, je ne vois qu’elle, elle seule existe, le monde c’est Magalie et Magalie est le monde, l’univers, la Ford galaxie jusqu’aux trous noirs, j’entends des "chabada bada chabada bada", j’ai le cœur qui cogne, les tempes qui battent, le sang qui afflue dans les corps caverneux, l’esprit retourné comme une galette éjectée de la crépière, l’espace temps qui se déchire, j’arrive devant elle, liquide et extrêmement dur, tendu, à la fois, je m’apprête à faire avec elle une fusion-acquisition, une Offre Publique d’Assauts fort amicale quand ...
Ce con de Jean-Marc m’agrippe par l’épaule.
- Claude, tu es venu ! Quelle bonne surprise !
Il se tourne vers le tartarin.
- Figurez-vous, mon cher ami, que vous avez de la chance...
- Ah bon ?
dit le Poincaré simplexique.
- Oui ! Claude daigne rarement se joindre à nos petites ... hum ! ... sauteries ... Hi ! Hi ! Hi !
Jean-marc est misérable quand il rigole faussement, ressemble à un footballeur retraité qui jouerait son propre rôle dans une film de Téchiné.
- Il faut vraiment une grande occasion !
- Oh ! Je goûte peu les mondanités. Et je ne voulais pas m’imposer dans cette fête.
- Claude est bien trop modeste ! Sachez, mon ami, que cet homme là ...
Pendant que Jean-Marc élogie sur mon rôle dans SA boîte, insiste sur le fait que je remplis bien les fonctions qu’IL m’a confié, que je parviens à suivre à la lettre les instructions qu’IL me donne et à développer brillament SES idées, je tends la main vers Magalie et la serre avec délectation.
Ce contact est presque douloureux, affreusement doux, horriblement bon. Sa peau est d’une délicatesse infîme, la pression de ses doigts est emplie de promesses électives, l’humidité fine de sa paume laisse deviner d’autres moiteurs intimes.
- Enchanté !
- Ravie !
J’ai envie de voler, je suis un Led Zeppelin, je m’achète un escalier vers le paradis. Il me faut, avec elle, m’enfuir, quitter cette zone, la planète, l’avoir à moi, rien qu’à moi, elle je ne veux qu’elle !
Je regarde son verre encore vierge.
- Vous voulez boire quelque chose ?
Elle sourit.
- Oui ! Bien sûr !
- Je vous montre la cave ?
J’aurais pu dire "vous aimez les bettraves ?" qu’elle aurait aussi bien compris puisqu’elle part avec moi, puisque nous quittons la pièce sans un mot, puisque nous nous rendons dans le stock, puisque, à même une pile de cartons dans un coin de hangar, nous explorons fonctionnellement nos enveloppes charnelles, explosant de soupirs silencieusement bruyants.
Après coup(s), je crois que nous ne savons trop quoi dire, comment expliquer cela, cette crucialité, cette douce violence, cette envie, ce besoin, alors nous nous taisons et, comme si de rien n’était, nous rejoignons la fête et nos patrons respectifs.
- Monsieur le directeur !
- Oui Magalie !
- Comment dire ? Du peu que j’en connaisse, si tous les produits de la SMECOFI sont aussi ... bien foutus que ceux que je viens de découvrir, je pense que nous avons fait... le bon choix !!!