Anna avait vingt quatre ans.
Je me souviens d’elle courant dans les prés de coquelicots comme si je voyais ces images au ralenti. Elle faisait souvent la ronde avec nos enfants et derrière la croisée je l’observais sans qu’elle ne le sache..
C’était tout bonheur, c’était le sourire aux dents si blanches, lèvres pulpeuses mais à peine charnues, c’était, c’était Anna !
A la tombée du soir lorsque le soleil s’évanouissait derrière les collines, la lumière prenait une étrange couleur mordorée. Alors tout le monde pénétrait dans cette grande demeure et les rires fusaient du seuil aux étages. Elle était belle Anna et nos enfants resplendissaient devant leur mère.
Entre nous pas besoin de parler d’amour, nous le savions, un simple baiser sur le front, un simple effleurement des doigts sous la table lorsque nous avions des invités et nous savions que nous , tous, c’était pour toujours.
Je pense qu’elle était heureuse Anna, entourée des siens.
Certes je n’étais pas souvent là, pris entre mon bureau de la résidence et celui de l’usine de couteau que j’avais repris de père, mais il fallait bien assurer son bonheur et notre train de vie.
Un matin alors que je cherchais du bout de la main le sein d’Anna dans les draps de soie, je senti le vent froid de la fenêtre encore ouverte.
Lorsque enfin j’ouvrais les yeux, la coiffeuse en face du lit était vide de toute lotion, de tout peigne.
L’angoisse me prit à la gorge.
- Où était elle ?
Anna était encore là, présente comme un bout de papier vite griffonné sur le bord d’une table :
- Charles, ne m’en veuillez pas, je vous quitte, je souffre, j’étouffe ici, je veux vivre, comprenez vous, vivre ! signé Anna
Alors j’ai bondi dans les chambres d’Emilie et de Julien ! Personne !
Anna, ma douce, mon ombre, mon soleil, ma vie, venait de s’enfuir avec le sang de mon sang, ma chair, me laissant seul désincarné.
C’est à cet instant paraît il d’après la femme de chambre que mon regard a changé. Il est devenu triste, fuyant, acide, mauvais. Et je me suis mis à la haïr.
Pendant des jours, j’ai parcouru des kilomètres à sa recherche dans la Deudion-Bouton sans aucun résultat.
C’était un matin pâle, tout comme moi, un matin d’hiver sans ressource, un matin de pauvre.
Dans ce matin pauvre les peupliers accompagnaient l’hiver jusqu’à leurs cimes. Près du lac j’ai cru apercevoir Julien, alors j’ai couru, me brisant les hanches dans ces fausses herbes pointues et,
J’ai tiré
J’ai tiré de sang froid dans l’hiver glacial, ne touchant personne, la balle rebondissant dans l’eau
J’ai tiré pour faire peur, pour monter ma haine, j’ai tiré...
Il y a vingt ans maintenant que j’ai tiré, et je vois Anna derrière la croisée. Je n’ai plus rien, je ne suis plus rien.
Un simple numéro derrière des barreaux !
Anna avait vingt quatre ans.
Je me souviens d’elle courant dans les prés de coquelicots comme si je voyais ces images au ralenti. Elle faisait souvent la ronde avec nos enfants et derrière la croisée je l’observais sans qu’elle ne le sache..et pourtant je l’aimais.