Du haut de ses vingt-huit ans pétillants, Juliette menait une vie gaie et bien occupée entre son activité de jeune professeur de piano et ses nombreux loisirs.
Sans être une délurée, elle ne se plaignait pas non plus de sa vie amoureuse même si elle avait connu deux déceptions que son caractère optimiste et sa joie de vivre lui avaient permis de surmonter sans de trop douloureuses cicatrices.
Malgré tout, elle ressentait parfois un certain vide, comme s’il manquait une fontaine dans son jardin secret.
Elle vivait seule dans un petit appartement de célibataire qu’elle avait arrangé avec son tempérament inné d’artiste et elle s’y sentait bien.
Ce qu’elle détestait le plus, c’était d’être régulièrement obligée de faire ces maudites courses domestiques. Elle s’en débarrassait si rapidement que, tout aussi régulièrement, elle oubliait toujours quelque chose. Tantôt le pack d’eau, une autre fois le beurre ou les pâtes, jusqu’au lait démaquillant ou au paquet de lessive.
Ce soir là, Juliette avait oublié le pain. Heureusement, il y avait des petits commerces dans son quartier, et c’est en trombe qu’elle ressortit pour aller acheter la baguette salvatrice car elle ne pouvait faire un repas sans pain.
Elle était en train de sortir, tout aussi vite, de la boulangerie lorsqu’elle croisa un inconnu qui entrait et son regard lui sauta au cœur. En une fraction de seconde elle eut la certitude qu’il était celui qu’elle attendait sans le savoir. L’un et l’autre n’avaient même pas réalisé qu’ils avaient échangé un bref sourire.
Elle voulut entrer à nouveau dans la boulangerie sous un prétexte quelconque mais n’osa pas. Quant à attendre qu’il en sorte, non, cela ne se faisait pas.
Dans sa lancée, sans trop réfléchir, elle rentra chez elle.
Aussitôt de retour dans son appartement, elle se dit :
« Quelle cruche je fais ! » et se maudit d’avoir été aussi frileuse. Prise d’un terrible regret, elle jeta littéralement la malheureuse baguette de pain sur le canapé et ressortit aussitôt.
De retour dans le quartier où elle l’avait croisé, elle repassa devant la boulangerie puis arpenta les rues avoisinantes, dévisageant les passants et les clients de tous les commerces qui devaient tout à coup se sentir très séduisants !
Puis elle se rendit dans le parking proche, guettant les automobilistes qui rejoignaient leur voiture.
Elle réalisa alors qu’elle n’était pas sûre de pouvoir vraiment le reconnaître ! Elle avait quand même une image intense de son regard qui s’était imprimée en elle et la sensation d’avoir été enveloppée d’une chaleur quasi magique.
« Tu te fais un film, ma pauvre fille ! » se dit-elle. Et pourtant non, la fontaine avait bien jailli dans son jardin. Elle le ressentait profondément.
Très déçue, elle rentra chez elle à la nuit tombée, après avoir arpenté une dernière fois les rues du quartier devenues presque désertes.
Elle ressentit sa déception comme si elle avait, dans le même temps, réalisé et perdu un rêve unique.
Elle ne dîna pas et demeura, durant le reste de la soirée et le début de la nuit, assise sur son canapé, à réfléchir, les yeux fixés sur la baguette de pain qui lui évoqua la fameuse madeleine de Proust .
Cette tristesse ne lui ressemblait guère, elle qui était optimiste et très volontaire.
Durant les jours et les semaines qui suivirent, elle occupa tout son temps libre à le chercher, espérant que le hasard mettrait à nouveau l’inconnu sur son chemin. Elle qui avait horreur de faire des courses, elle devint la cliente la plus fidèle des commerces du quartier et en particulier de la boulangerie. D’ailleurs, au début, elle s’y rendait plusieurs fois par jour. Elle n’avait jamais mangé autant de gâteaux et madeleines !
Elle en arriva jusqu’à consacrer ses dimanches à sillonner sa petite ville de province en tous sens, toujours hantée par le regard de l’inconnu.
Le temps s’écoula, mais elle ne pouvait oublier, telle une maison vide habitée par un fantôme.
Les mois, les années passèrent.
Elle rencontra, un jour, un très gentil garçon qui lui plaisait et elle l’épousa. Ils déménagèrent dans une autre ville où elle continua à donner ses cours de piano.
Puis elle eut un enfant, une fille qu’elle prénomma Pénélope …
Juliette se sentait bien, du moins le pensait-elle, et menait une vie agréable avec, bien sûr, les soucis et ennuis propres à chacun.
Mais au plus profond d’elle-même, inconsciemment, le souvenir de sa fugace rencontre devant la boulangerie l’accompagnait tout au long de son existence.
Un après-midi d’hiver, elle eut un terrible accident en se rendant chez l’un de ses élèves dans un village voisin. Le verglas lui avait fait perdre le contrôle de sa voiture.
Elle fut transportée dans le coma vers l’hôpital le plus proche.
Dans la salle des urgences, elle reprit connaissance durant de brèves minutes et en un éclair elle reconnut le regard de l’inconnu qui se penchait sur elle.
Elle lui fit un sourire en murmurant : « Je m’appelle Juliette » puis elle s’éteignit.
Le médecin s’en retourna, pensif, vers son cabinet de consultation avec la certitude d’avoir déjà vu ce sourire.
L’impuissance de n’avoir pu le sauver le prit à la gorge avec un regret d’une nature totalement nouvelle pour lui qui avait, malheureusement, déjà assisté à plus d’une fin tragique.
Sans comprendre pourquoi, il eut le sentiment qu’un secret très important pour lui venait de lui être révélé avant qu’il ne se perde.
" Juliette ..." prononça-t’il à haute voix, les yeux perdus dans le vague.