Qui sait ce qui se serait passé si je n’avais ouvert cette porte ?
Qui sait ?
Sans doute la même chose, répétée depuis la nuit des temps, sans que rien puisse empêcher la roue de tourner.
Où me suis-je perdue ? Il y a un endroit où je me suis perdue et qui m’a menée là, comme tant d’autres fois.
Les lieux où l’on dort, on n’y prête pas attention, pourtant...
Pour la dixième fois de cette après- midi ensoleillée, Indiana se repasse tous ses gestes, trouver la faille.
Où s’est elle endormie pour se retrouver ici ?
Elle venait de terminer de ranger la cuisine. Il flottait encore dans l’air le parfum du petit-salé aux lentilles amoureusement cuisiné au matin, chacun était parti faire une sieste et elle.. ce grand trou. Ce grand trou dans sa vie. Gestes automatiques, lever la table, prendre l’éponge, laver, passer le balai,la serpillère et ensuite... Rien.
Et elle s’était retrouvée dans cette pièce inconnue et dont pourtant tout lui semblait familier.
Les lieux où on a dormi, se pourrait -il que l’un d’entre eux soit celui où on mourra ?
J’ai souvenir balancements
dans une eau tiède et assoupie,
le corps empli des battements
d’un cœur lointain et assourdi
Puis d’un tunnel vers le grand bruit
Du dehors.
Torpeur et stupre tropicales,
les eaux du ventre saison des pluies,
les os cognés saison d’épris mais pas le droit, mais pas le droit d’aimer...
Enfant de l’adultère, Indiana se cogne autant aux souvenirs qu’elle n’aura jamais qu’aux meubles qui l’encombrent.
J’ai souvenir de mon berceau
Où je chantais toutes les nuits
Et je te jette sur le dos
Pour assouvir ta faim de vie
Et de réponses !
Dehors !
Enfance solitude et silence, mais enfance . Tant dont la vie est fauchée, tant.
Et tout un continent dont elle a tété les rythmes, les parfums acres, les couleurs brutes, les mythes que les mots ne peuvent.
J’ai souvenir de cette chambre
Aux murs flottant autour d’émois
murs cataractes voix qui tremblent
et se rapprochent et s’évaporent
Dehors.
Une bribe de mémoire traverse, juste le temps de susciter cette inquiétude qui peut prendre feu sans que rien puisse l’arrêter.
Le feu.
Celui qui monte dans sa moelle épinière et enserre sa nuque comme un joug, le feu qui entame sa peau, déclenche au moindre contact la sensation d’un fer à repasser brûlant. Le feu, au bout du doigt.
Elle essaie de regarder son doigt mais...Ne pas regarder car soudain, tel un orvet s’immisce le doute. Et si... ? Et si sa substance avait changé. Que doit elle payer ?
Cette chambre. Le bleu du papier se fait velours, la vieille chaise récupérée chez Emmaüs se mue en lourd fauteuil, les tableaux disparaissent, un miroir... Un miroir.
Se voir, vérifier.
Oui, elle se voit. Une fois de plus. Mais elle n’aurait pas dû.
Le feu derrière elle, qui s’étend en nappes presque huileuses et l’atteint, mord sa robe et ses chairs, se nourrit de ce bois sans résistance. Un cri silencieux traverse le temps et vient se loger dans le miroir, béance rouge avant de s’effondrer en cendres.
Les lieux où l’on a dormi sans le savoir vraiment.
Les bras des amants, les carbets dans la jungle dans la touffeur moite des fougères arborescentes, d’autres cris, les singes hurleurs et cette peur de la nuit qu’elle rattrape.
Alors elle se précipite sur la porte, Indiana.
Mais ses mains ne sont plus des mains, elles s’agitent en éventail, leurs mouvements se décomposent comme le prisme lumineux, l’enrobent, la dévêtent, caressent son visage et le lui montrent.
Sous ses yeux des centaines d’Indiana se pressent l’une derrière l’autre, chacune achevant le mouvement de celle qui la précède et entament celui de.. quoi au juste ? Qui la suit..
Et elles entament une ronde , l’absorbent, l’éloignent du feu.
Elle va faire le tour de ses vies.
Elle les reconnaîtra, elle sait qu’elle oubliera.
Les lieux où l’on a dormi, se pourrait-il que l’un d’entre eux soit celui où on mourra... à chaque fois ?