Bien des années auparavant, alors qu’ils n’étaient encore qu’enfants insouciants, les deux garçons demeuraient inséparables. Si l’un était plutôt trapu, à la tignasse blonde et assez peu bavard, l’autre, Djian, était svelte et musclé. Son regard sombre qu’aucune lueur jamais ne semblait éclairer, ses cheveux noirs et courts, sa peau mate, tout en lui fascinait et imposait le respect. Puis il avait cette étrange façon d’imprimer aux doigts de la main gauche des mouvements hypnotiques. Gare dès lors à celui qui s’y laissait prendre, s’apercevant toujours trop tard du geste vif de la droite qui l’envoyait mordre la poussière.
Il possédait un sens inné de la traîtrise et quand sa voix se mêlait à celle des autres, tel un serpent vigilant et fourbe, le doute s’insinuait froid et dévastateur. Mais, pour une raison connue de lui seul, il vénérait Kalaan et jamais n’aurait osé le contraindre, du moins jusqu’à ce jour où leurs chemins se séparèrent.
Pendant plus de vingt ans, à vaincre les tempêtes que le destin avait dressées contre eux, l’un par la vigueur de son bras et l’autre par son intelligence froide, ils avaient triomphé de leurs adversaires aux quatre coins de la vaste Contrée. Jamais, prétextant victoire, ils ne se livrèrent au pillage et bien au contraire partagèrent avec tous ceux qui un temps les suivirent, les fruits de leurs conquêtes. Mais un jour l’irréparable se produisit et le destin sans pitié ne fit de leur amitié qu’un feu de paille. Qui aurait pu croire qu’un matin maudit leurs chemins se sépareraient à jamais semant pour toujours le trouble dans le cœur de Kalaan ?
Puis vingt années encore s’écoulèrent où ils se tournèrent le dos, vingt années à tenter en vain de s’oublier et voilà qu’aujourd’hui la vie sous les traits d’une femme... mais en était-ce vraiment une, cette fillette renversée par le cheval de Djian ? Il crut l’avoir tuée alors qu’elle n’était que maléfice, une impitoyable maîtresse qui autrefois lui dévora le cœur et de son ami le rendit si jaloux qu’il aurait souhaité le tuer de ses propres mains afin de lui faire payer la douleur qui l’avait brisé, lui si fort, si brave, lui que personne jusqu’alors n’avait réussi à apitoyer.
Non, ce n’était point une authentique femme mais bel et bien une effroyable sorcière revenue de l’enfer car la famille de Djian était maudite. Pourquoi son propre père ne s’était-il jamais libéré de ce terrible secret qui avait rendu sa mère folle et anéanti tous ses espoirs ? Pourquoi n’avait-il pas, lui, osé affronter ce fantôme revenu du passé et qu’il croyait avoir à jamais enterré au lieu de s’acharner sur son propre ami ?