L’endroit où se passe la scène est un de ces parcs publics comme nous en connaissons tous, un jardin pétulant de vie et d’enfants.
C’est le hasard qui m’a mis en sa présence, elle que je voyais parfois passer lentement le long de l’avenue qui monte sous les arbres pour arriver enfin à un banc où elle avait l’habitude, me dira-t-elle plus tard, de rejoindre François, son mari.
Le hasard donc puisque nous sommes arrivés ensemble à l’objet de toutes nos convoitises. Un banc, notre banc, au bout du parc, idéalement positionné, ombragé, soigneusement choisi, parfait poste d’observation et que nous occupions à des heures différentes ; Puis que nous partagions, chacun à un bout, pour regarder frémir ce petit bout de monde qui bout.
N’avez-vous jamais eu l’impression, lorsque vous êtes assis dans un parc, de vivre un moment hors de tout ? D’arrêter de courir sa vie pour regarder celle des autres d’un œil souvent amusé, parfois chagriné, le bouillonnement des jeux d’enfants, la parade des amants, les gens pressant le pas... .
Ce banc est une frontière où l’on se pose au bord de l’existence pour repartir ensuite rempli de ces parfums portés par le vent, par cette vie qui bruisse et fait frémir nos narines.
Un jour, allez savoir pourquoi, je me suis rapproché de Claude (c’est son nom) et nous avons parlé de tout et de rien, de rien surtout. Elle m’évoquait parfois son mari, ils venaient là, quand le temps le permettait, au milieu de cette vie, pour en faire encore partie...
Et quand l’un des deux manquait, l’autre attendait, les yeux mobiles, jusqu’à ce qu’il surgisse par les grilles, l’air rassuré teinté de reproche, "tu en as mis du temps"...
Un couple de personnes âgées, comme se les imagine, ils s’aiment depuis toujours, c’est évident, on le ressent dans la qualité de leur silence, non qu’ils n’aient plus rien à se dire, mais ce n’est plus nécessaire, leur regard en dit long et puis il y a ces sourires entendus.
"Il est parti il y aura trois ans demain, dit-elle, depuis j’attends mon tour... ...Je le sens si proche quand je suis ici, sur notre banc....".
Il pouvait passer quelques jours sans que je la voie mais elle revenait toujours là et nous reprenions notre conversation, souvent silencieuse. Son regard perdu traduit sa détresse, comment donc empêcher le temps de gommer les traces de François qui coulent en elle ? Elle est là, luttant par principe mais sans être dupe, elle sait que le jeu est truqué, le souvenir s’estompe déjà...
Au fil des semaines, leur banc est devenu notre banc, c’est là que je l’attendais chaque jour, mais elle se faisait plus rare et un jour elle n’est plus venue...
Je suis resté fidèle au banc, ne soyez pas tristes, je ne le suis pas, je sais que ce n’est pas le vent qui fait bruire la nature autour de moi...