Son verre n’a pas atteint le mien. Le mouvement s’est figé, nous n’avons pas trinqué. La musique s’est arrêtée brutalement. Je me sens léger, il me semble quitter mon corps, prendre de la hauteur, du recul ; La scène m’apparaît maintenant dans son ensemble. Tous sont figés, moi de même. La pendule s’est arrêtée elle aussi. Elle marque exactement minuit.
Les douze coups venaient juste de résonner quand ce phénomène s’est produit.
Un juron déchire le silence et un personnage venu de je ne sais où, fait irruption dans la pièce. D’un coup je suis réintégré dans mon corps. Je pose mon verre et me tourne vers l’intrus.
Je peux faire quelque chose pour vous ?
Surpris, il a un mouvement de recul.
C’est vous !
Oui, c’est moi ! On se connaît ?
C’est vous le détraqueur !
C’est vous le détraqué !
Ne riez pas jeune homme !
Oh ! Là vous marquez un point, vous me flattez, cela fait au moins vingt-cinq ans qu’on ne m’a plus appelé jeune homme.
Ma remarque le fait très légèrement sourire.
Qu’est-ce donc que cinquante ans, que cent ans, cinq cents ans ! Voyez-vous, jeune homme, j’ai plus de trente mille ans.
C’est à moi de sourire, pour sûr, j’ai à faire à un fou.
Vous vous êtes échappé de quelle administration ?
Mais déjà, il change de sujet.
C’est vous qui avez détraqué le temps.
Comment ça, j’ai détraqué le temps !
Et, lisant l’incrédulité sur mon visage, il ajoute :
Je ne vous parle pas du temps qu’il fait mais du temps qui passe.
Ca me dépasse un peu. Dis-je en me grattant le sommet du crâne.
Qu’ai-je donc bien pu faire pour détraquer le temps.
Vous avez saisi l’instant.
J’ai quoi ?
Vous avez saisi l’instant, l’ultime seconde de l’année qui se terminait, vous l’avez saisie. Au lieu de vous contenter de fêter la nouvelle année vous vous êtes concentré sur cette dernière seconde et vous avez figé le temps.
Je ne comprends pas grand-chose à la situation, mais force m’est de constater que mes proches, mes amis, toujours figés dans ces postures qui frisent le ridicule, semblent accréditer la thèse de mon invité surprise.
Je me hasarde à poser une question :
Combien de temps cela va-t-il durer ?
Mon inconnu se met à rire de bon cœur. Je ne vois pourtant pas ce qu’il y a de drôle dans ce que je viens de dire.
Comment voulez-vous que cela dure, puisque le temps est arrêté.
Je m’emporte un peu.
Merde ! Vous avez très bien compris ce que je veux dire. Ne pouvez-vous remettre le temps en marche ? A quoi servez-vous à la fin ?
Je crois qu’il n’a que faire de ma colère. C’est un technicien, il a constaté la panne il doit réparer et mes états d’âmes ne le touchent guère. Pour me répondre, il a repris un ton froid impersonnel, sans animosité, sans compassion.
La chose n’est pas si simple, vous avez arrêté le temps en ce point de l’espace vous l’avez donc modifié en tous points de l’espace mais de façon inégale. Vous avez créé une distorsion. Si je me contente de relancer le temps, l’effet sera catastrophique. Il est indispensable que je vous renvoie dans le passé ; disons d’une unité.
C’est quoi une unité ?
Une de vos années. Je vais vous renvoyer à la seconde près au 31 décembre 2006 à minuit.
Vous voulez dire que je vais me retaper toute cette année 2007, bigre c’est de loin la pire de mon existence. Est-ce que j’aurai conscience de ce doublement ?
Laissez-moi réfléchir… Je pense que c’est préférable, à vous de faire attention et de ne plus vous concentrer sur cette ultime seconde.
Là-dessus le bonhomme s’éclipse.
Je m’attendais à entendre le tintement des verres qui s’entrechoquent, les voix, la musique, mais rien de tout cela ne se produit.
Mon bonhomme est de nouveau face à moi.
Ca n’a pas marché ! Lui dis-je. Comme maître du temps vous me semblez avoir quelques lacunes.
Ca a parfaitement marché. Regardez autour de vous.
Je jette un regard circulaire, tout me semble normal quoique anormalement figé. Un détail me chiffonne, le quel ? Patricia ! Que fait-elle ici ?
Nous sommes le 31 décembre 2006 ?
Effectivement ou plus exactement le 1er janvier 2007.
Mais pourquoi tout est-il encore figé.
Ce serait plutôt à moi de poser cette question, qu’avez-vous encore fait ?
Non ! Mais c’est une manie que vous avez, de m’accuser. Je n’ai rien fait. Je n’ai pas saisi d’instant. Quelle idée de m’avoir renvoyé à ce même instant un an auparavant ! Comment faire pour ne pas avoir mon esprit occupé par cet instant !
Bon ça va ! Mais pourquoi n’avez-vous rien dit avant ?
C’est qui le spécialiste ? C’est vous, non ? Ce n’est tout de même pas à moi de préciser ce qu’il faut faire ou ne pas faire.
Bon, d’accord, vous n’avez pas tout à fait tord, je vais vous renvoyer une unité en arrière…
Stop ! Ca peut durer longtemps cette histoire. Avec tout ça je n’ai même pas bu une goutte de champagne. Vous ne pourriez pas me renvoyer quelques minutes en arrière plutôt que de travailler à l’année, ce qui ne résout rien !
C’est que… C’est compliqué !
Comment ça, compliqué !
Je ne sais travailler qu’à l’unité, fractionner demande à réaliser des calculs savants.
Des calculs savants ? Une règle de trois, vous ne savez pas faire ?
De Troie ? De Troie je ne connais que le cheval et je ne vois pas en quoi cela peut nous servir !
Laissez tomber les calculs, je m’en charge.
La fête bat son plein, les douze coups de minuit vont bientôt sonner. Nous allons passer en 2007.
2006 n’a pas été une bonne année, j’espère que les choses vont s’arranger en 2007.
On frappe à la porte, tout au moins c’est qu’il m’a semblé mais je suis apparemment le seul à avoir entendu.
Un petit bonhomme assez étrange m’attend sur le seuil. Il semble assez gêné de me déranger à quelques minutes de la nouvelle année.
Je suis coincé !
Pardon ?
Je suis coincé dans votre temps…
Un cinglé, un original, un comique… A qui donc ai-je à faire ?
Vous ne me reconnaissez pas ? Evidemment je vous ai renvoyé en effaçant tout souvenir, vu la catastrophe de votre premier retour en arrière.
Je ne sais pas quoi faire avec cet individu, je reste sans voix. Il n’a pas l’air méchant mais a tout du cinglé. Il récite une phrase compliquée, incompréhensible.
Mais qu’est-ce que vous faites là, le temps n’est plus arrêté.
Vous avez retrouvé la mémoire ! J’essaye de vous expliquer que je suis coincé dans votre temps.
Dans la salle à manger, les convives ont commencé le compte à rebours, nous allons changer d’année.
Déjà !!! Retournez avec votre famille, oubliez tout. Vous ne me connaissez pas, vous ne m’avez jamais vu.
Je suis seul sur le pas de la porte, et je me demande ce que j’y fais… Oublier ! Ca résonne dans ma tête à m’en faire mal, sur fond de musique et du bruit de la fête. Qu’ai-je donc oublié ? j e me concentre sur l’instant, quelque chose m’échappe et ce bruit qui m’empêche de réfléchir !
Tout à coup le silence. Je retourne dans la salle à manger, curieux d’en connaitre la cause. Arrêt sur image ! Jai du manquer quelque chose, tout le monde est figé, le temps semble s’être arrêté.
Un toussotement, je me retourne, un drôle de petit bonhomme se tient devant moi.