Septembre 90.
A Vancouver, sur la corniche qui borde Stanley Park paré de ses couleurs d’automne, deux hommes d’âge mûr se promènent en devisant tranquillement parmi les cèdres centenaires.
C’est donc ici que tu as passé toutes ces années, Franz ? C’est un très bel endroit.
Nous n’étions guère très éloignés l’un de l’autre. Seattle n’est qu’à deux cents miles.
Je t’ai cherché si longtemps et si loin alors que nous étions presque voisins…
Franz s’arrête un instant pour observer le ciel avant de répondre.
Oui, Charly ! Les hasards de la vie et surtout ce qui restait de l’Allemagne de l’après-guerre m’ont conduit à franchir le pas, ou plutôt l’Atlantique puis le continent américain, pour en définitive poser mon sac par ici.
Sais-tu que je suis Canadien depuis très longtemps ? Je n’ai pas pour autant renié mes origines mais j’ai opté pour la nationalité de mon épouse, c’était plus simple pour tout le monde
Je comprends ! Je suis aussi marié, père et grand-père et tout cela c’est à toi que je le dois.
Franz hausse les épaules puis, se tournant vers Charly, répond…
Tu ne me dois rien, tu aurais sans doute fait la même chose à ma place, n’est-ce pas ?
C’est une question que je me suis souvent posée sans y apporter vraiment de réponse.
C’était la guerre et très peu d’hommes auraient agi comme tu l’as fait.
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20 Décembre 1943.
Au nombre d’une vingtaine, lourdement chargés en carburant et munitions, les B17 du 379e Bomber Group basés à Kimbolton, dans le nord de Londres, ont décollé à l’aube pour une mission de bombardement sur Dresde, centre industriel stratégique du Troisième Reich. Défiant la Flak ils ont largué à moyenne altitude leurs tapis de bombes sur les cibles prévues puis ont repris un cap nord-ouest et leur niveau de croisière à 25000 pieds. Un des quatre moteurs Prat et Whitney de la Superforteresse baptisée Ye Olde Pub, commandée et pilotée par le Second lieutenant Charly Brown est hors d’usage mais cette avarie n’est pas vitale. Bien que le retour se passe sans problème, hormis ce moteur hors service, les dix membres d’équipage restent pourtant vigilants.
Soudain la radio grésille.
A tous, chasseurs ennemis à « trois heures ». On reste groupés. Bonne chance !
Sur sa droite, Charly aperçoit rapidement les Messerschmitt qui fondent sur leur proie.
Ce sont des BF109 contre lesquels les bombardiers, peu manœuvrant, n’ont d’autres défenses que les tourelles de mitrailleuses qui entrent immédiatement en action.
C’est à ce moment qu’une seconde vague de chasseurs allemands attaque sur ses arrières la formation du Bomber Group. L’assaut est terrible… Sous une rafale ennemie, la bulle avant explose provoquant la mort de l’observateur qui s’y trouvait. Puis c’est un second moteur qu’il faut couper tandis que le fuselage du B17 est transformé en passoire.
Appareil gravement endommagé, Charly Brown a juste le temps d’annoncer à son leader qu’il est contraint de quitter la formation… avant de perdre connaissance par manque d’oxygène. Quand il revient à lui il est très proche du sol mais l’avion s’est miraculeusement stabilisé en vol horizontal malgré ses graves avaries.
Un troisième moteur donne des signes de faiblesse et perd peu à peu de sa puissance.
A l’arrière on dénombre quatre blessés dont un serveur de tourelle avec une jambe arrachée.
Les instruments de navigation sont hors d’usage et c’est un peu au hasard que le pilote dirige la Superforteresse dans la direction qu’il pense être la bonne.
Au même moment, sur une base allemande du Nord de la France, l’alerte est donnée.
Un bombardier US vient de survoler le secteur à très basse altitude et apparemment en difficultés. L’oberleutnant Franz Stiegler, pilote de chasse de la Luftwaffe appartenant à l’escadron 6/ JG27, reçoit l’ordre pour un décollage immédiat aux commandes de son Messerschmitt afin de porter le coup de grâce à l’américain.
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Voici ce qu’il racontera… quarante ans après ces évènements.
J’ai rejoint sans problème le bombardier qui ne tenait l’air que sur deux moteurs, les deux autres, je crois que c’était le 1 et le 3, avaient les hélices en drapeau. Il était à ma merci…
Ses tourelles mitrailleuses étaient muettes. J’ai donc dégagé mes sécurités canon mais, avant de l’abattre, j’ai voulu constater de plus près l’état de cet avion qui volait encore par je ne sais par quel miracle. Je n’avais jamais vu un « taxi » dans un tel état. Outre le fait qu’il n’avait plus que deux moteurs opérationnels, l’avant de l’appareil était totalement fracassé et les gouvernes arrière, profondeur et direction, étaient partiellement hors d’usage.
Un trou béant dans le fuselage m’a permis de distinguer les membres d’équipage qui tentaient de soigner les blessés. Un de ces derniers semblait salement touché. Il y avait du sang partout…
Je suis alors venu à la hauteur du cockpit et j’ai regardé le pilote. Lui aussi, semblait mal en point. Il a tourné la tête vers moi, tout comme son copilote qui semblait tenir les commandes à cet instant précis… C’est à ce moment que j’ai pris ma décision… Je lui ai fait de la main le signe conventionnel pour qu’il fasse demi tour, puis, basculant mon zinc de gauche à droite, je lui ai fait comprendre qu’il devait me suivre.
En effet, privé de compas, il repartait vers l’Allemagne sans le savoir.
Il a obtempéré tant bien que mal malgré les dégâts qu’avait subi sa gouverne de direction.
Il a viré aux ailerons et je l’ai accompagné, aile dans aile, jusqu’à ce qu’il ait la Mer du Nord et donc l’Angleterre en vue. Je l’ai salué en battant des ailes et je suis rentré à la base.
Au débriefing de retour de mission j’ai déclaré l’avoir abattu et confirmé qu’il s’était abîmé en mer. Personne, avant ce jour, n’avait jamais su la vérité.
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Le bombardier en détresse réussira à regagner l’Angleterre et se posera en piteux état sur le premier terrain venu, sans heureusement faire de victime supplémentaire
Le Second lieutenant Charles Brown rendra compte à son commandement de cette aventure hors du commun et la décision sera prise de garder le secret sur cette histoire.
En effet, si l’affaire s’était ébruitée jusqu’à parvenir aux oreilles des services secrets allemands, le pilote qui avait épargné leurs vies serait passé en Conseil de guerre avant d’être fusillé.
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Moins de deux années plus tard, le conflit terminé, Charly s’installa à Seattle sans toutefois oublier qu’il devait la vie à un chevalier du ciel totalement inconnu…
C’est ainsi que bien longtemps après il entreprit de faire des recherches pour identifier son « sauveur ». Ce n’est qu’après quarante ans d’enquête, avec des hauts et des bas, des espoirs déçus mais une grande opiniâtreté, qu’il apprit, par le biais d’associations d’anciens pilotes ayant eu accès aux archives, que cet homme s’appelait Franz Stiegler, qu’il était sans doute encore de ce monde mais perdu de vue par tous ses anciens camarades.
Il fallut encore quelques années de patience pour le localiser. Il vivait depuis la fin de la guerre à Vancouver, au Canada.
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Alors que les ombres du soir s’allongent sur Stanley Park, les deux hommes poursuivent leur promenade et leur conversation…
Ils se sont retrouvés le matin même, presque cinquante ans après que leurs regards se soient croisés une première fois dans un ciel en guerre, quatre jours avant Noël 43.
Pourquoi nous avoir épargnés ce jour-là Franz ? Tu n’en étais pas à ton premier combat aérien ?
Franz soupire avant de répondre…
Non, j’avais déjà quelques avions ennemis à mon actif mais, vois-tu Charly, je crois qu’il y a deux raisons pour que ça se soit passé comme tu sais.
Quand j’étais élève pilote, notre chef moniteur nous a dit un jour « Un pilote de chasse n’est pas un assassin. Si j’apprends qu’un jour vous avez tiré sur un pilote en parachute, alors je vous tuerai moi-même sans hésiter » ; je n’ai jamais oublié cette phrase…
Quelle différence entre un pilote au bout de son pébroque et la carcasse fumante que j’avais sous les yeux ? Pour moi c’était la même chose…
Deuxième raison, tes mitrailleuses muettes. Si j’avais essuyé le moindre coup de feu de votre part, je n’aurais pas hésité… Ça tient parfois à peu de choses !
Logique ! C’était la guerre…
Oui, c’était la guerre ! Je l’ai faite sans haine et sans tomber dans l’idéologie nazie…mais
je dois quand même t’avouer que j’ai 28 victoires homologuées en combat aérien et que je me suis fait abattre à 17 reprises… Quelle connerie !
Tout ça c’est de l’histoire ancienne, Franz ! Nous n’étions que des pions de vingt ans auxquels on ne donnait pas vraiment le choix…
J’espère que tu viendras me voir à Seattle. Suzy, mon épouse, serait tellement heureuse de te connaître. De plus je n’habite pas très loin de l’Air port, c’est vraiment pratique.
Tu peux compter sur ma visite, Charly, mais ça ne sera pas utile de venir me chercher à l’aéroport.
Je n’ai jamais remis les pieds dans un avion depuis la guerre…
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Épilogue.
Cette conversation imaginaire aurait effectivement pu se tenir à Vancouver au début des années 90 car cette histoire est une histoire vraie.
Avril 2012